Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/376

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

distinguer, pour qu’elle « retournât » la salade : la dame remerciait, confuse de tant d’honneur, retirait ses bracelets et ses bagues et plongeait ses bras blancs dans la verdure huileuse qu’elle triturait délicatement.

Voilà, sans doute, des raffinemens de politesse qui ne seront pas regrettés. Certains, même, pourront s’en offusquer ; mais, puisque nos aïeux y attachaient du prix, c’est que ce petit cérémonial avait pour eux son importance. Le comte Beugnot, qui n’était ni un rustre, ni un sot, prenait, il y a plus de quatre-vingts ans, la défense de ces traditionnelles obligations dont il prévoyait la désuétude. « Peut-être, écrivait-il, n’est-ce pas un si mince mérite pour un maître de maison, même pour un roi, que de savoir faire les honneurs de sa table. Si le maître est d’une condition très supérieure à celle de ses convives, les attentions qu’il leur porte deviennent des faveurs dont ils sont intérieurement plus touchés que des mets qu’on leur offre. Si la condition des uns et des autres est la même, le maître de maison prend sur ses égaux la supériorité de la politesse et des soins. Aujourd’hui, on s’est mis fort à l’aise sur ce chapitre comme sur tant d’autres : le dîner n’est plus que ce que la nature l’a fait, une nécessité qui n’est déguisée par rien de ce que la gaîté, la cordialité, le savoir-vivre de nos pères y avaient introduit. »

Ce que Beugnot déplorait, c’était la fin d’un art difficile et délicat ; il était nécessaire, jadis, pour traiter ses amis, de posséder bien des talens : le maître de maison qui eût affecté de se désintéresser des plats présentés et de la façon dont était servi chacun de ses convives, eût passé pour un « malappris : » il devait avoir l’œil à tout et à tous, se montrer causeur avenant, proposer galamment les mots, varier les formules, nuancer ses attentions, tout en remplissant, le sourire aux lèvres, le rude office d’écuyer tranchant. Combien il y fallait d’esprit, d’entrain, d’amabilité, d’adresse, de tact, et, encore une fois, d’abnégation ! Le rôle est, de nos jours, singulièrement écourté : l’amphitryon s’assied, en étranger, lui vingtième, à son dîner qui se distingue seulement par le luxe de celui d’une table d’hôte de ville d’eaux. Pour bien recevoir, il suffit aujourd’hui d’être riche : c’est un amoindrissement.


Il n’est pas surprenant que, flânant autour des festins royaux