Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/375

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Roi, en déposant sur une assiette un morceau de la poularde. Pendant ce temps, la Reine distribue des écrevisses[1].

Ce récit singulier nécessiterait quelques commentaires ; tel qu’il nous est transmis, il ne permet pas de reconstituer la scène. Pour cinquante personnes, cinq volailles, au moins, sont nécessaires, encore est-il indispensable que tous ne réclament pas « une aile ; » d’où pour chacun l’obligation d’être très attentif à ce qu’auront sollicité et reçu les convives déjà servis. Le Roi, bien certainement, partage ces cinq poulardes : en a-t-il fait autant des pièces de viande du premier service ? En ce cas, il aura passé à ce labeur tout le temps du repas. Porte-t-il sur son uniforme brodé, sur ses grands cordons, pour cette rude et périlleuse besogne, un tablier, des serviettes montées jusqu’au col ? Et puis, quelle que soit son habileté, la question posée cinquante fois, l’attente de la réponse, le choix du morceau, exigent, au minimum encore, une minute. C’est presque une heure écoulée avant que toute la table soit servie. Que le temps doit paraître long à celui qui a été, le premier, honoré de l’offre du Roi, et comme le dernier doit se hâter pour ne point retarder le service suivant ! Que d’autres points d’interrogation encore ! On ne saurait trop mettre en garde ceux qui écrivent leurs Mémoires, contre l’imprécision dans les menus détails. On sera toujours suffisamment renseigné sur les constitutions, les débats parlementaires et les grands événemens de l’histoire ; mais ces petits tableaux de la vie intime et journalière, qui semblent insignifians aux contemporains, deviennent d’insolubles rébus pour la génération suivante, tant les usages sont sujets au changement et condamnés à l’oubli. Croirait-on que, à une époque qui n’est pas bien éloignée de nous, — sous la Régence, — une élégante n’employait que ses jolies mains pour garnir les assiettes de ses hôtes de marque ? À la fin du XVIIIe siècle, Mme Dupin, nonagénaire et toujours jeune, conservait cette coutume du temps de ses vingt ans et « servait tout ce qui était devant elle, même Pomelette, avec ses petits doigts[2]. » Beaucoup plus près de nous encore, et jusque sous le second Empire, il était du meilleur ton, en certaines de nos provinces, lorsqu’on offrait un grand dîner, de présenter le saladier à l’invitée qu’on désirait particulièrement

  1. Journal du comte Apponyi, I, 360.
  2. Frénilly, 178.