Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui se coudoient quotidiennement parviennent à vivre plus distans que si des abîmes les séparaient, et ceux qui ont habité quelque temps la province reconnaissent qu’il faudrait posséder le dédain superbe d’un philosophe ou le hiératique renoncement d’un trappiste pour résister à une telle disette d’intimité, de bonne grâce et d’aménité. Le mal, pour peu qu’il s’aggrave, sera irrémédiable, et c’est contre cette acrimonie envahissante qu’il est urgent de réagir, si, dans l’élan d’union et de solidarité qui nous emporte aujourd’hui, nous voulons sincèrement que la France rajeunie récupère son charme légendaire et ne se juge pas méconnaissable quand la fantaisie lui viendra de se regarder dans le miroir de son passé.

Oui, quelque paradoxale que puisse paraître cette affirmation, la vie provinciale, à la fin du XVIIIe siècle, était amusante et gaie : même dans les régions les plus « perdues » et considérées comme les moins accessibles, existait une société distinguée ; les simples bourgades recelaient « un cercle » mondain, brillamment composé ; il semble que, plus la pénurie de distractions était à redouter, plus chacun s’évertuait à créer du plaisir.

On a publié, il y a peu d’années, les lettres écrites à sa femme par un conseiller au Parlement de Toulouse, M. de Belbèze, en mission dans le Gévaudan, le Vivarais et les Cévennes, contrées dont les habitans sont peu réputés, je crois, pour leur joyeuseté et leur élégance. Millau, Marvejols, Mende, Florac, Alais, Anduze, la vallée du Rhône, tel est, à peu près, l’itinéraire du magistrat. Partout, il trouve les villes en liesse : on s’en donne à cœur joie de fêter son passage, et ses récits intimes nous enseignent qu’on rencontrait, en ces contrées reculées, des ressources et des raffinemens inconnus aux plus riches cités en notre époque de « progrès : » à Saint-Chely, il est reçu « avec éclat ; » la bourgade est illuminée ; réception, cavalcades, feux de joie ; — au Puy, M. de Belbèze trouve la milice bourgeoise, — plus de quinze cents hommes, — sous les armes ; le souper, chez M. de Riddeberg, est « le plus splendide qu’il ait vu : » cinquante convives, servis en porcelaine de Sèvres ; — à Annonay, il est escorté par cinquante jeunes gens de la ville, en uniforme ventre de biche avec paremens et revers rouges, vestes et culottes blanches ; on le loge dans un couvent où on lui attribue un appartement charmant : antichambre,