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salon de compagnie, chambre à coucher, cabinet à livres, cabinet de toilette, le tout ouvrant sur une vaste terrasse plantée d’orangers et autres arbres fruitiers en fleurs ; — à Langogne, « la compagnie » est aimable et nombreuse, les femmes sont délicieuses, leurs parures du goût le plus exquis et leurs chapeaux « ravissans ; » — à Villeneuve-de-Berg, les honneurs sont rendus par cinquante cavaliers en vestes écartâtes, magnifiquement montes sur des chevaux couverts de housses « à la houzarde, » bleues, galonnées d’argent ; — à Mende, on joue la comédie : le théâtre n’est qu’une écurie où la crèche forme les loges ; mais le programme est de choix : Zaïre et la Pupille, de Fagan ; — à Bourg-Saint-Andéol, plus de quatre-vingts jolies femmes assistent au bal offert par les officiers ; — et trouverait-on de nos jours à Alais, ainsi qu’il advint au magistrat toulousain, quatre-vingts négocians du lieu, formant un cortège « superbement habillé et bien monté, éclairé par cent torches que portent des gens à pied, » un souper de soixante-quatre couverts, la comédie, le bal, où paraissent en foule « des dames de la parure la plus recherchée » et toutes « virtuoses de premier ordre pour la danse » à la mode[1] ?

Ces choses témoignent d’une abondance, d’un entrain, d’une insouciance, d’une naïveté même depuis longtemps abolis : c’est que ces gens-là, semblables à ce gentilhomme dont parle Mme de Genlis, « n’avaient, de leur vie, réfléchi sur les diverses sortes de gouvernemens et sur la politique ; » ils ne se croyaient pas en exil dans leur petite capitale, qui ne comptait qu’un parti, celui des bons vivans, et l’ambition ne les portait pas à chercher ailleurs des égaux ou des supérieurs : « chacun avait ses racines de terres, de vassaux, de rang, de charges, de devoirs, de plaisirs, de famille, d’amis, de fortune[2] ; » on se plaisait dans sa paroisse natale ; on y vivait et on y voulait mourir, sans éprouver le besoin de recevoir « des coups de coude à Paris ou des dédains à Versailles. » De là cette facilité, cette aisance de ton qui rendaient la société de province si parfaitement agréable que tous ceux qui, l’ayant connue, l’ont vue disparaître, ont pleuré amèrement sa fin.

  1. Auguste Puis, Une famille de parlementaires toulousains à la fin de l’ancien régime. Correspondance du conseiller et de la comtesse d’Albis de Belbèze, 1783-85.
  2. Frénilly, 103.