Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/423

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je quitte le tramway pour me mêler au peuple. Aucun désordre. On dirait un jour de fête. Nulle inquiétude sur les visages. Des réflexions se croisent, bienveillantes pour les ouvriers :

— Ils ont raison ! On cache la farine ! La vie est trop dure et pourtant la Russie a de tout !... On n’y peut plus tenir.

Le pont Anitchkoff, l’entrée de toutes les rues transversales qui aboutissent à la Newsky sont gardés par la police qui disperse aussitôt les rassemblemens.

A la Perspective Litieny, l’une des plus populeuses de Pétrograd, la foule est si dense qu’il faut renoncer à s’y frayer un passage. Pas de troubles, non plus. On ne sait pas encore ce que veut le Comité de la grève.

On se recueille, on attend. Quelqu’un dit :

— Ils ont voulu manifester pour influencer la Douma ; ils se remettront au travail demain.

Mais une voix répond :

— Comment se mettraient-ils au travail ? ils n’ont même pas de charbon ! Cela ira loin !...

Très émue par le spectacle de cette foule, par son calme que je sens gros de résolutions, je remonte jusqu’à la Sadovaïa. La nuit va venir. Je suis lasse. J’habite fort loin, près du théâtre de Marie (Marinsky-théâtre),chez une amie française mariée à un officier de la marine russe, qui s’inquiétera de mon absence. Et qui sait si, plus tard, il me serait possible de regagner la maison ?

A la Sadovaïa, même foule. Les tramways ne circulent plus. Impossible de trouver un isvostchik (cocher). Après une longue attente, j’aperçois un traîneau vide. Je m’élance... Mais un monsieur, plus prompt, m’a devancée, a pris place sur le siège étroit. Le traîneau va repartir... Je jette un appel irréfléchi et désespéré : « Pajalousta, vasmittié minia » (Je vous en prie, emmenez-moi !) L’heureux preneur du traîneau se retourne, fait un geste de consentement. Je saute auprès de lui et le léger véhicule glisse sur la neige aux regards un peu ébahis des spectateurs ! C’est l’enlèvement forcé. Mais quoi ! ne sommes-nous pas au prélude de la révolution ? Tandis que je m’excuse et m’explique, le traîneau nous emporte vers des régions plus calmes. Mon compagnon et moi nous échangeons quelques prévisions. Il croit à une révolution immédiate. On a vraiment