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situation est telle dans les parages de l’hôtel de l’Europe que je trouve plus sage de me diriger vers Astoria où j’ai pu la ramener.

« J’étais terriblement las. Je sentais mon état moral empirer de minute en minute. Je pensais à la guerre, que nous perdrions si la révolution se prolongeait ; à la France que j’aime, où j’ai vécu six ans et que nous risquions d’entraîner dans notre débâcle ; à la révolution, que mon patriotisme avait souhaitée, mais dont le triomphe était encore moins que certain ; aux horreurs de la répression qui la suivrait en cas d’échec. Je pensais à mon père et à ma mère, jadis emprisonnés pour leurs idées libérales, mêlés à la sanglante tragédie de Yakout, traînés dans les bagnes de Sibérie ; à tous ceux qui, depuis de longues années, travaillent, souffrent, meurent pour que se lève enfin sur la Russie une aurore de justice et de liberté. Cette aurore, elle luirait peut-être demain, mais, aussi, comme il en faudrait peu pour que nous retombassions dans des ténèbres pires !... Jamais je n’avais autant espéré, autant souffert. L’abattement et l’exaltation se succédaient dans mon âme avec une extraordinaire rapidité. Ma sensibilité était portée au paroxysme. Je comprenais pour la première fois ce que durent éprouver les grands martyrs de la liberté russe. Je brûlais de me dévouer comme eux.

« J’arrivai à la hauteur du Palais d’Hiver. Tout de suite j’eus l’impression d’être sur le front. Les coups partaient par salves, comme en exécution d’un ordre donné. Les troupes insurgées tiraient sous l’arc de la Morskaïa et les défenseurs du palais leur répondaient. Je cherchai une troupe organisée pour me joindre à elle. Près du Musée de l’Ermitage, il y avait une masse de soldats, conduits par trois officiers. Je traversai la place à grandes enjambées, sous une pluie de balles. Les officiers m’accueillirent avec plaisir. On me donna une soixantaine d’hommes, un revolver et... carte blanche. Il faisait déjà nuit. Je donnai à mes hommes l’ordre de rallier à volonté la colonne Alexandre, qui occupe le milieu de la place, juste en face du palais. J’aurais voulu en prendre la grande porte et y pénétrer le premier. Mais elle était trop solide et trop bien défendue pour céder à des hommes armés seulement de fusils. Après une dizaine de minutes, nous dûmes nous retirer faute de munitions. «