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Après les monumens, les individus ! La chasse est commencée, terrible. Elle ne s’arrêtera que lorsque le dernier gardavoï aura été lue ou mis hors d’état de nuire désormais. Malheureusement, ces vengeances collectives, ces exécutions sommaires ne vont pas sans de regrettables excès. Si le tir de la rue, répondant à celui des toits, est une joute sanglante où les risques sont égaux, la poursuite des misérables fuyards, traqués jusque dans les maisons, révolte. En cette heure où la surexcitation a atteint son apogée, des scènes tragiques se déroulent à quelques pas de nous. Sur le petit pont qui traverse le canal, douze cadavres de gardavoïs, dépouillés de leurs vêtemens, ont été exposés, nus ! On perquisitionne dans les maisons qui avoisinent la caserne, on parle d’incendier l’établissement de bains où quelques policiers résistent encore. Une femme affolée, qui a traversé la rue sous les balles et vu les cadavres des agens, nous assure qu’on tue même ceux qui se rendent.


Un sentiment d’horreur mêlé de curiosité nous ramène aux fenêtres. Et, tout à coup, nous voyons cette chose effroyable : une troupe de soldats avec le sabre au clair, d’ouvriers et de moujiks armés de revolvers, de matelots portant des fusils et de femmes exaltées, désigne le portail de notre cour. Le dwornik (portier) qui veut essayer d’en défendre l’entrée est injurié, malmené, écharpé à demi... Quelqu’un a prétendu que des policiers se sont réfugiés dans la maison, et cette centaine d’hommes armés, et dont quelques-uns sont pris d’alcool, s’arroge le droit d’y faire une perquisition brutale. Nous nous rejetons dans une chambre dont les fenêtres, voilées de stores, donnent sur la cour. La foule s’y presse, surexcitée, gesticulante. Un brouhaha menaçant monte jusqu’à nous. Les sabres brandis luisent, trois coups de fusil parlent ; les femmes, dont le froid ne diminue pas l’exaltation, montrent nos fenêtres du doigt. Aussitôt la cohue turbulente se rue dans l’escalier de service en tirant de nouveaux coups de feu. Pas de doute, c’est à nous qu’ils en veulent ! Pourtant nous ne cachons personne. Qui donc leur a fait un faux rapport ? Mon amie épouvantée saisit son enfant dans ses bras, le cache dans la salle de bain... Pauvre cachette où l’on aurait vite fait de le découvrir. Puis elle court à son mari, que l’on vient d’assassiner peut-être !...