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barbes blondes ou rousses des moujiks, figures rasées des soldats, crasseuses touloupes de peau, pelisses de fourrures, bonnets à longs poils, ou casquettes d’étudians, tout cela ondule, houle ou tangue, comme une mer ! Le jardin est envahi, on piétine dans la neige durcie et salie ; les propos les plus divers se croisent ; un soldat crie : « A bas Nicolas II ! Vive la Republique ! Qu’on nous donne un autre empereur !... »

Alexandre Féodorovitch Kérensky est l’homme du jour. Il appartient au parti des troudoviki (travaillistes) dont il est le chef incontesté. C’est un homme jeune, svelte. Sa figure rasée lui donne un air vaguement américain. Orateur éloquent, il est en outre doué d’une grande activité et d’une étonnante puissance de travail. Mais il a beaucoup abusé de ses forces et le surmenage auquel il s’est contraint a déjà mis une fois sa vie en péril. L’année dernière, après une opération suivie d’un assez long repos en Finlande, les médecins s’accordèrent à lui recommander les plus grands ménagemens. La propagation de ses idées socialistes et ce qu’il considérait comme le seul moyen de sauver son pays, la révolution, lui ont fait négliger de si précieux avis. Depuis le 23 février, il passe une partie de ses jours et de ses nuits à la Douma, le reste du temps à haranguer le peuple. Il a eu l’autre jour, à la Douma, un long évanouissement causé par la faiblesse et l’insomnie. Chose extraordinaire : tous les libéraux de Pétrograd, à quelque nuance qu’ils appartiennent, ont mis aujourd’hui leur confiance en lui : les uns parce qu’il est un merveilleux entraîneur d’hommes, les autres parce qu’ils ont foi en sa sagesse et en sa modération. Il sait, au moyen d’habiles concessions, céder aux nécessités du moment, sans transiger avec ses principes. Il est à la fois un grand socialiste et un patriote convaincu.

Je vis pour la première fois M. Kérensky, il y a vingt mois, lors de mon arrivée en Russie. On était à la veille de la convocation de la Douma (12 juillet 1915). La trahison du ministre de la Guerre, général Soukhomlinoff, venait d’être démasquée ; l’armée russe, sans cartouches, sans obus, exécutait sur le Sann une héroïque mais sanglante retraite. J’allai demander son avis au grand leader socialiste. Il répondit lui-même à mon coup de sonnette et m’introduisit dans son vaste cabinet de travail, meublé de fauteuils à haut dossier de cuir. Je trouvai un homme offrant cette apparente contradiction : une âme bouillante et