Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/531

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

selon la pensée allemande, n’est véritablement : ce qui nous parait être n’est, en réalité, que posé comme existant (gesetzt) par le moi universel, qui veut se réaliser, et qui, selon la loi de son être, ne peut se connaître comme moi qu’en se dédoublant, en se projetant soi-même hors de soi, et en se donnant ainsi un obstacle à constater et à surmonter. La métaphysique allemande, comme l’a bien vu le distingué philosophe américain M. Santayana, dans son profond et élégant ouvrage : Egotism in German Philosophy, est la substitution de Setzen (poser) et Gesetzt werden (être posé) à Sein, c’est-à-dire à l’être que la pensée humaine attribue aux choses.

En poursuivant, avec sa logique effrénée, les conséquences de ce principe, la philosophie allemande a, de proche en proche, réduit au rang de moyens, de momens, d’étapes, de formes transitoires, tout ce que l’humanité reconnaît comme fin en soi. Telles la vérité, la beauté, la justice, la sainteté. En vain, devant ces objets, la raison s’incline : pour la pensée allemande, ce sont des formes artificielles et changeantes, que pose devant soi, pour s’affirmer de plus en plus, un moi insondable et irréalisable, qui leur demeure infiniment supérieur.

Une des conséquences de cette doctrine est le rôle effacé qui, dans la théorie de la vie, échoit à la morale, telle que les hommes la comprennent.

L’absolu véritable, le grand moi allemand est au-dessus de la morale. Il est un et il est tout. Il ne reconnaît d’autre loi que celle qui le pousse à se réaliser avec une puissance et une ampleur toujours croissantes. La morale, à ce point de vue, n’a de sens qu’à propos des individus que le grand Tout pose dans le temps et l’espace, pour convertir, par eux, son existence virtuelle en existence actuelle. Elle consiste, pour ces individus, dans le devoir de se subordonner sans condition au tout dont ils font partie. « Il y a chez l’homme, disait Bismarck, une volonté de servir : Es ist im Menschen ein Dienen-wollendes. Seule cette volonté compte. Peu importe la conduite que tient l’homme dans les choses qui ne touchent qu’à sa dignité propre ou à ses rapports avec ses semblables. L’amour sexuel, par exemple, selon une doctrine reçue en Allemagne, est chose purement privée : Liehe ist Privatsache, c’est-à-dire indifférente. A la morale féminine et sentimentale, qui apprécie la loyauté, la délicatesse, la pureté, l’Allemagne substitue, estime-t-elle.