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fait qui vous soit caché. Je vous parle avec vérité, mère ; je vous saluerai de nouveau. Ne vous chagrinez pas. Je vous le dis avec confiance : je m’inclinerai de nouveau devant vous pour vous saluer. Ce sera ainsi, mère. Je viendrai au cœur de la nuit et frapperai à votre porte. Puis j’appellerai bien fort, afin que vous puissiez vous éveiller et m’ouvrir la porte. Avec grand délice vous ouvrirez la porte et me presserez contre votre poitrine, ma mère. Alors je m’assoirai à côté de vous et vous dirai ce qui m’est arrivé, — le bien et le mal. Puis, après le repos et réconfort de la nuit, je sortirai quand le jour sera venu et j’irai saluer tous mes frères à la mosquée et dans les villages. Puis je rentrerai manger mon pain dans le contentement et la félicité. Vous, mère, vous me direz : « Te donnerai-je du ghi[1] ? » Je commencerai par répondre fièrement, comme un homme qui a voyagé : « Non, je n’en prendrai pas. Donnez-moi du beurre d’Europe. » Vous insisterez et je pousserai doucement vers vous mon assiette, et vous la remplirez de ghi et j’y tremperai mon gâteau avec joie. Croyez-moi, mère, ce retour à la maison se produira tout comme je viens de le décrire. Je vous vois toujours devant moi. Il me semble que c’est hier que je m’inclinais à vos pieds en vous faisant mon salut et que vous posiez votre main sur ma tête.

Mère, mettez votre confiance en Dieu pour sauvegarder ma tête. Si ma tombe est creusée en France, elle ne pourra jamais être dans le Pendjab, fissions-nous pour cela mille ans d’efforts. Si elle est dans le Pendjab, alors je reviendrai certainement jusqu’à elle, là même où elle est. Pour l’instant, mère, considérez ce qu’on me donne à manger. En voici le détail exact. Je mange chaque jour du sucre avec du ghi et de la farine, du sel, de la viande, des poivres rouges, des amandes et des dattes, des sucreries de diverses sortes ainsi que des raisins secs et des cardamomes. Le matin, je prends du thé et des biscuits blancs. Une heure après, de l’halwa et du puri[2]. À midi, thé avec du pain ; à sept heures du soir, légumes au carry. Avant de me coucher, je bois du lait. Il y a du lait en abondance dans ce pays. J’ai plus de confortable ici, je vous le jure, mère, qu’aucun officier supérieur dans l’Inde. Quant à notre habillement, on y pourvoit sans compter. Vous vous récrieriez, mère, à voir le beau drap qu’on gaspille. Aussi je vous en prie, mère,

  1. Beurre indigène.
  2. Plats indigènes.