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voiture médicale et que, malgré toutes les invites intéressées, il ne voulut pas abandonner à Zeitenlik : « Laissez-le-nous, disaient d’un air engageant les officiers du dépôt. On l’entretiendra bien et vous le trouverez embelli à votre retour. — Vous êtes trop aimables, mais cet omnibus est notre mascotte, avait déclaré le médecin-chef. Il nous a suivis au Grand-Couronné, au Bois-le-Prêtre, à Massiges et sur la Somme. Il va rouler en Serbie et nous le ramènerons à Lyon. » Cependant, il est sage d’obéir aux règlemens et de sacrifier le confortable relatif des voitures européennes aux incommodités nécessaires du, transport par mulets.

Toucher des mulets ! Jamais un acte aussi simple n’a été rendu plus affolant par l’esprit inventif, mais désorganisateur, de M. Lebureau. Après des marches et des contremarches d’approche, d’innombrables coups de tampon sur des états et des bordereaux, des perceptions préliminaires dans les magasins de l’Intendance, du Génie et de l’Artillerie, la longue théorie des conducteurs improvisés va prendre livraison, au service de la Remonte, des cinq cents à six cents mulets qui transporteront les bagages du régiment.

Pauvres muletiers ! Les vétérans de la guerre avaient frissonné d’une joie sans mélange en écoutant la lecture de la décision qui réservait ces nouveaux emplois aux soldats « des vieilles classes, dignes d’intérêt, » aptes à conduire des animaux. C’était, pensaient-ils, la fin assurée des émotions de la bataille, la promesse de revoir les siens et le village, la douce existence des « employés exempts de sac » rêvée par ceux dont l’ambition est de vivre en marge des camarades qui ne savent pas « se débrouiller. » Les gaillards « ayant conduit des chevaux, » pères de plusieurs enfans, frères de soldats tués à la guerre, combattans (c au front depuis le début » comme il se proclamaient avec orgueil, rescapés de toutes les mêlées du front français, avaient cru l’occasion propice et, par centaines, s’étaient affirmés muletiers idoines. L’âme légère et les bras ballans, guidés par un maréchal des logis narquois, ils avaient vu soudain leurs espérances s’évanouir dans la crainte et les regrets. Ils s’étaient trouvés en présence d’une manada de mulets indomptés, hargneux, vicieux et rusés. Mulets des pampas d’Argentine qui considéraient chaque homme comme un gaucho redoutable et brutal ; mulets d’Algérie et d’Abyssinie rompus à tous les coups et à toutes les privations ; biques indigènes