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grands destriers, la nuit tombant sur la rage inapaisée des adversaires. La guerre de l’indépendance hellénique a fourni plus d’un thème aux Orientales, et dans Navarin, qui porte en épigraphe un vers des Perses, Ἢ τρισκάλμοισιν, ἢ βάρισιν ὀλόμενοι, ce ne sont plus deux armées, mais deux flottes, qui s’affrontent dans le beau golfe que domine la blanche ville aux coupoles d’or. Vingt-cinq strophes déroulent complaisamment les évolutions des caravelles, des mahonnes, des felouques, des brigantines, l’abordage et le corps à corps, hache au poing, les brûlots rongeant les flancs des navires, les gueules des canons crachant la mitraille et la mort. Ici, sans doute, les événemens contemporains s’imposent au poète et ne lui laissent pas le libre choix de ses motifs. Mais ailleurs et jusque dans Les Chansons des Rues et des Bois, sous forme de toiles composées ou d’esquisses brèves, il affirme spontanément sa prédilection naturelle pour la poésie « de tumulte et de bruit, » pour la description des scènes de violence, où l’homme ne voit dans l’homme qu’un ennemi et pour l’abattre tend tout son effort physique et moral décuplé par la colère et la volonté de vivre. Une tirade des Burgraves[1] montre à nos yeux, comme en une eau-forte, les citadelles féodales prises d’assaut par Barberousse. Les cent vingt pages des Misérables[2] sur la bataille de Waterloo constituent, à ce point de vue, le plus probant des exemples. « Une des scènes génératrices du drame que nous racontons se rattache à cette bataille, » explique l’auteur. Et sans doute il nous montre Thénardier, le bourreau de Cosette, détroussant Pontmercy évanoui parmi les morts. Mais en réalité, il n’a fait que suivre la pente de son imagination : il a cédé au désir et au plaisir d’évoquer sur le plateau du Mont Saint-Jean les dragons et les cuirassiers de Ney sabrant l’infanterie anglaise.

L’homme qui les envoyait « mourir dans cette fête » et qu’ils saluaient, tels les gladiateurs antiques, du cri de : « Vive l’Empereur ! », celui vers qui, par delà tout un siècle, nos espoirs tremblans se sont souvent reportés aux jours d’angoisse, dans l’idée peut-être illusoire que vivant il eût été le palladium et l’épée victorieuse, Napoléon, devait tenir et tient dans l’œuvre du poète une place prépondérante. Sensible à la poésie du passé comme il était attentif aux événemens de son époque,

  1. Les Burgraves. Partie I. Sc. 2.
  2. Les Misérables. Partie II. Livre 1er.