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pitié, — ce serait trahir nos morts, — ni pour le dédain, les Allemands seront toujours redoutables, — mais seulement pour la fidélité d’une indéfectible mémoire. En pleine tourmente, et alors que la France saigne par tant de plaies, il est superflu sans doute de le prêcher. Mais demain ? L’âme des enfans est légère. Beaucoup vont grandir qui auront vu couler des larmes sans en comprendre la cause. Il faudra qu’ils sachent ce que leur pays a souffert, et ce sera la tâche sacrée des éducateurs de ne jamais permettre à la jeune Patrie d’oublier le monstrueux guet-apens où la France faillit périr. Mais la tâche sera malaisée. La haine, nourriture amère d’une âme inapaisée, n’est pas un sentiment français. Dix siècles de culture nous la déconseillent. La Bruyère la traitait de faiblesse, et elle semblait à Montesquieu « un sentiment douloureux. » Nous savons mieux aimer. Les lettres françaises sont toutes pénétrées de mansuétude et d’humanité. Il faudra pourtant faire aux générations montantes des âmes viriles, fermées à la douceur de l’impossible oubli, raidies par un impérissable souvenir. Des ligues comme la Ligue du Souvenir, la parole, l’image, les pèlerinages aux cimetières où dorment déjà, où dormiront tant de nos soldats, la leçon des ruines s’ajoutant à la leçon des tombes concourront à faire chez nos enfans l’éducation de la haine allemande. Les livres y aideront, les livres de saveur âpre et tonifiante. Et quel plus puissant tonique que L’Année Terrible ? La force de rancune de Victor Hugo, qui fait mentir le mot de Joubert : « Hors les affections domestiques, tous les longs sentimens sont impossibles aux Français, » nous est une leçon et un exemple. Semeur de paix et d’union, le poète n’était pas fait pour la haine. « Haïr m’est dur. » Mais « l’amour devient haine en présence du mal. » Il a donc vu sans pitié les cadavres prussiens flotter sur la Seine,


Sur le souple oreiller de l’eau molle et profonde.


Il a béni le canon qui portait son nom, et il écrivait en octobre 1870 à la Société des Gens de Lettres : « Que ce canon venge les mères, les orphelins et les veuves ; qu’il venge la conscience humaine insultée par cette guerre abominable où la barbarie balbutie des sophismes. » Tandis que se négociaient en février les préliminaires du traité de Francfort, il y avait des Français qui — déjà ! — reparlaient de concorde et de fraternité.