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sa durée même, la multiplicité de ses champs de bataille, l’horreur de ses engins meurtriers, le chiffre de ses victimes, et plus que tout la somme de vaillance, d’endurance et d’abnégation dépensée avec une telle prodigalité par nos armées. Les soldats de France écrivent aujourd’hui et signent de leur sang la plus splendide des « épopées. » Le mot se rencontre sous la plume de la plupart de nos écrivains et de nos chroniqueurs de guerre. C’est M. Henry Bordeaux qui écrit la « Geste » du fort de Vaux ; c’est M, Charles Le Goffic qui proclame dans l’introduction de son Dixmude : « Un miracle de résistance... dans un enfer... Une épopée, telle fut Dixmude. » M. Gustave Lanson dans un article, L’épopée à l’Officiel, a senti « qu’il se trouvait en face d’une Iliade ou d’une Chanson de Roland. Les citations ont dans leur précision un art d’évocation énorme. » Pour que nos soldats, à Verdun, sur l’Yser, aient fait ce qu’ils ont fait, il a fallu qu’ils fussent plus que des hommes. Leurs mots, leurs gestes, leurs souffrances, la grandeur aussi et l’horreur des tableaux composés sur tous les fronts par les tonnerres des batteries, les flammes des éclatemens, les fumées et les fusées multicolores, tout tient du surnaturel. Les lettres de certains combattans en font foi. L’un écrit : « Au son de la charge on n’est plus des hommes, on est des fantômes. » Un autre : « Jamais je ne reverrai quelque chose de plus fantastique que ces milliers de jambes rouges en rangs serrés qui chargeaient [1]. » Et le capitaine Delvert qui se bat dans la région de Vaux : « Cette fois, c’est bien l’enfer. La vallée semble un gouffre géant entouré de collines fantastiques. A travers l’air lourd, irrespirable, ce ne sont que rugissemens, craquemens effroyables. Est-ce le Crépuscule des Dieux ? La terre s’entr’ouvrant et l’effondrement dans un abime de feu de ce monde sauvage dont la gueule a failli dévorer l’humanité [2] ? »

A cette terrible poésie des faits quelle poésie d’imagination aurait pu mieux convenir que celle d’un Victor Hugo, qui non seulement se plaît aux scènes de force débridée, mais encore transforme spontanément la vie dans le sens du grandiose, qui, en les amplifiant, détruit le rapport habituel des choses avec la faiblesse de nos sens, qui dresse dans le donjon des Burgraves les vieillards centenaires, qui, lançant Tiphaine à la poursuite

  1. Cité par M. Victor Giraud.
  2. Cité par M. Henry Bordeaux