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les cadavres mutilés de leurs enfans ! La justice humaine est impuissante à châtier de tels crimes. C’est vers le ciel, pensons-nous, que doit monter la plainte des martyrs, et nous imaginons les âmes tragiques se pressant au tribunal du Dieu tout-puissant, et requérant vengeance. Ce rêve hallucinatoire, Victor Hugo l’a rêvé ; ce tableau, il l’a conçu et brossé avec une admirable largeur dans La Vision du Dante. Sept anges tenant sept trompettes sont debout dans une clarté blême et crépusculaire, au seuil de l’infini. Un archange ailé tenant dans ses mains les morceaux d’un glaive et portant écrit sur sa tête le mot : Justice, apparaît. Il crie : « Trépassés, trépassés, levez-vous, accourez ! Sortez des nuits, sortez des tombes !


Car Dieu veut que les morts lui parlent des vivans.


Alors, sortant de leurs fosses, monte vers les nuées une armée de spectres. Ce sont des corps sans tête, des femmes montrant leurs seins déchirés, des enfans morts tenant encore leurs jouets, des vieillards tirant avec leurs doigts des balles de leurs os, touchant leurs yeux crevés, soutenant de leurs mains leurs entrailles. Et tous, les mères, les veuves, les vieillards, mais les enfans surtout, en une rumeur grossissante d’orage, clament : « Seigneur ! Seigneur ! Justice pour la terre ! O Dieu bon, punissez ! » — « Quels sont vos meurtriers ? dit l’Ange. — Les soldats. » Et voici la horde des soldats. Des huées les accueillent : « Malheur aux assassins ! » — « Répondez, dit l’Ange. — Ce n’est pas nous : ce sont nos capitaines. Nous étions le glaive ; ils étaient la main. » Et les capitaines accusent les juges : « Nous étions le bras ; ils étaient la pensée. » Et les juges accusent les Rois. Et les Rois surgissent de l’abime, et le dernier d’entre eux


Était à chaque marche encombré de squelettes
Et de cadavres froids aux bouches violettes...
Il posait les deux mains sur sa face morose
Comme pour empêcher qu’on y vît quelque chose.
Quand parfois il ôtait ses mains en se baissant,
On lisait sur son front ces trois mots : Je le jure...


« Je jure, disait le Kaiser, que je n’ai pas voulu cette guerre... » Il y a toujours eu du prophète chez les poètes de génie.

Hugo ne semble-t-il pas encore dans la Légende des siècles