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volontiers dans les fossés herbeux, ou grimperaient subrepticement dans les auto-camions qui les dépassent en soulevant des trombes de poussière, si l’amour-propre ne galvanisait pas leurs jarrets cotonneux : « Vous n’allez pas caner devant les noirs ! » grommellent les gradés quand les défaillances apparaissent manifestes dans le régiment mixte où, depuis la Somme, les Sénégalais ne s’étonnent plus de rien.

Pourtant, les nouveautés ne manquent pas sur cette route poussiéreuse. Ce sont d’abord les parcs, les magasins, les entrepôts de l’armée anglaise, où nos alliés montrent qu’ils savent, eux, voir et prévoir grand. Pendant des kilomètres, on longe des amas de caisses, des balles de fourrages, des montagnes de matériel pour la guerre de tranchées, les écuries et les ateliers de réparations, les cuisines roulantes et voitures de rechange. Des indigènes innombrables et payés s’y livrent avec zèle aux simulacres de travaux qui sont réservés chez nous aux combattans. On dépasse cette ville de planches, de tôle, de toile, de carton bitumé. C’est maintenant la plaine morne, sans arbres, où de pauvres villages de chaume et de pisé s’étalent, dominés par la tour trapue de l’église grecque ou la flèche gracile du minaret. Des troupeaux paissent l’herbe rare en cette fin d’automne, pataugent dans des mares, et sont gardés par des enfans vêtus de haillons aux couleurs voyantes. Sur la route copieusement empierrée, mais où la circulation intense a creusé des ornières profondes comme des sillons, les autos, les charrois de l’artillerie, les grinçans véhicules indigènes traînés par des bœufs se suivent, se croisent, se dépassent. Les hurlemens des troupes, les jurons des conducteurs européens, les imprécations des paysans se mêlent aux lazzi, aux apostrophes coléreuses des fantassins exclus du macadam et confinés sur la bordure raboteuse des fossés.

Parallèle à la voie romaine que le cours des siècles et les fluctuations de la politique ont transformée en route royale grecque, le chemin de fer de Monastir s’allonge et lance vers le Nord la ligne divergente de Nisch : « En voiture pour Paris ! » s’exclament les savans en franchissant le passage à niveau gardé par un gendarme. Autour d’eux on s’inquiète, et des regards soudain voilés de mélancolie ou brillans d’espérance suivent un instant les rails rouilles. Plus que la mer qu’on devine derrière la buée lointaine, ces rubans d’acier émeuvent nos terriens, car