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limites méridionales du lac, dans les gorges où s’enfonce la route entre des rochers roussis, des bois frais, des versans caillouteux et dénudés ! Des monceaux de douilles d’obus dénoncent encore les emplacemens de l’artillerie qui arrêta l’avance bulgare ; des croix modestes protègent le dernier sommeil des combattans tombés dans les rencontres de reconnaissances et d’avant-postes. Mais le soleil qui s’élève, la chaleur qui se concentre sur la route blanche, la soif qui se fait ardente sont de piètres évocateurs d’esthétique et de rêverie pour le fantassin, La poussière s’en mêle, soulevée par les autos innombrables qui se suivent et se hâtent péniblement. Le dédain, la colère, l’envie se succèdent dans leurs sillages nuageux. Des : « Va donc, eh ! embusqué ! » rageurs ripostent aux meuglemens des trompes, aux rugissemens des claksons.

D’abord, les chauffeurs écoutent ces invectives avec le sourire, puis avec une hautaine indifférence ; mais bientôt l’ombre du remords ou de la pitié passe sur leurs physionomies railleuses ou méprisantes. Ils considèrent l’arrière-train de leur camion, le siège rembourré qu’ils occupent et qui offre à côté d’eux une place engageante, les soldats qui s’affalent fourbus dans les fossés ou qui se traînent à pas fléchissans et saccadés. Ils exaucent d’un signe les muettes prières et les convoitises de leurs ennemis : un coup de frein et le camion se fait hospitalier. Sur les marchepieds, les tonneaux, les caisses et les ballots, s’étagent des grappes de troupiers et de gradés qui achèvent sans fatigue la rude étape. La cordialité désormais définitive des relations entre l’automobiliste et le fantassin a son origine sur la rampe de Gornicevo. Plus clément ou plus psychologue que le gendarme, le chauffeur a su se faire pardonner.

Les conducteurs anglais des petites Ford que nos alliés britanniques mettent au service des troupes françaises dans le bassin de la Cerna ne comprenaient probablement pas les injures, mais ils devinaient le sens des curiosités qui se fixaient sur leurs véhicules. Ces autos, qui passaient légères et silencieuses, semblaient vides. Parfois un « khaki » sommeillait entre les ridelles, et on le soupçonnait d’être le convoyeur des victuailles que les popotes d’officiers riches et prodigues envoyaient acheter chaque matin sur les marchés de Salonique. Mais ce n’étaient pas des flacons variés, des caisses de conserves ou des