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LA MÈRE. — Bon ! Très bon ! C’est le véritable honneur.

LE FILS. — Écoutez ! Il dit : « Chaque village tient compte par écrit de tout ce que l’ennemi a fait contre lui. Si c’est une vie, il inscrit une vie, que ce soit homme ou prêtre, otage, femme ou bébé. Chaque corne arrachée, et chaque plume, toutes les briques et les tuiles brisées, toutes les choses brûlées, et leur prix, sont inscrits dans le compte. Les hontes et les insultes sont aussi inscrites ; mais il n’y a pas de prix en regard. »

LE PÈRE. — Ça, c’est parfait. Voilà un peuple ! Il n’y a jamais de prix pour la honte infligée. Et ils font une liste de tout cela. Merveilleux !

LE FILS. — Oui. Il dit : « Chaque village tient son propre compte, et tous les comptes sont envoyés au gouvernement pour ses dossiers. L’ensemble du pays de France a ainsi un grand compte à régler avec l’ennemi pour les pertes, pour les vies et pour les ignominies. Ce compte a été tenu depuis le début. Les femmes le tiennent avec les hommes. Toutes les femmes françaises savent lire, écrire et compter dès la jeunesse. Aussi sont-elles en état de tenir le grand compte contre l’ennemi. Je crois qu’il est bon que nos filles aillent à l’école comme cela. Alors nous n’aurons plus de confusion dans nos comptes. Il s’agit seulement d’additionner les sommes perdues et les vies. Nous devrions instruire nos filles. Nous sommes des fous en comparaison de ce peuple. »

LA MÈRE. — Mais une jeune fille pathane n’a pas besoin de toute cette comptabilité pour se souvenir. C’est du temps perdu. Qui donc, dans une famille honorable, a jamais oublié une dette de sang ? Il faut être malade pour écrire ainsi.

LE PÈRE. — On ne doit pas oublier. Nous pourtant, nous sommes à la merci des chansons et des contes. Il est plus sûr, — certainement c’est plus pratique, — de tenir un compte écrit. Puisque ce sont les hommes qui doivent payer la dette, pourquoi ne serait-ce pas les femmes qui tiendraient le compte ?

LA MÈRE. — Les femmes peuvent tenir les comptes en faisant des marques sur un bâton ou sur une quenouille. Il n’est pas nécessaire pour une jeune fille de griffonner dans les livres. Elles ne finissent jamais bien. Elles finissent par...

LE FILS. — Quelquefois, ma mère, quelquefois. Du côté du gouvernement, à la frontière, on apprend aux femmes à lire, à écrire, à compter et...