Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/771

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Avant qu’ils se fussent habitués aux précautions, j’en eus neuf à mon compte en cinq jours. C’est plus difficile de nuit. Ils lancent alors des globes de feu qui illuminent tout le terrain. C’est un bon moyen, mais la dépense serait trop grande pour de pauvres gens comme nous. »

LE PÈRE. — Il pense à tout, à tout. Même à la terrible dépense que ce serait pour de pauvres gens comme nous.

LE FILS, lisant. — « J’ai assisté aux funérailles d’une petite fille française. Nous la connaissions tous par son nom de « Marie » qui est Miriam. Elle ne se gênait pas pour déclarer que le régiment était son régiment à elle, à la face du colonel se promenant dans la rue. Elle fut tuée par un obus en faisant paître son bétail. Ses restes furent portés sur une civière exactement selon notre coutume. Il n’y avait pas de pleureurs à gages. Tous les pleureurs marchaient lentement derrière la civière, les femmes avec les hommes. Ce n’est pas la coutume de pousser des cris ou de se frapper la poitrine. On récite toutes les prières sur la tombe elle-même, car la terre où on ensevelit est considérée comme sacrée. Les prières sont récitées par l’Iman du village. La tombe n’est pas garnie de briques et il n’y a rien en retrait. Ils ne savent pas que les Deux Anges visitent les morts. On dit à la fin : « Que la paix et la miséricorde soient avec vous. »

LA MÈRE. — Voyez comme il écrit ! Il aurait fait un grand prêtre, notre fils. Ainsi, ils prient sur leurs morts, là-bas, ces étrangers.

LE PÈRE. — Même un kafir peut prier, mais ce sont manifestement des kafirs : autrement ils ne prieraient pas dans un cimetière. Continue !

LE FILS, lisant. — « Quand leurs prières furent faites, notre havildar-major [1] qui est orthodoxe récita le verset approprié du Coran et jeta un peu de terre dans la tombe. L’iman du village alors l’embrassa. J’ignore si c’est la coutume. Les Français pleurent très peu. Les femmes françaises ont de petites mains et de petits pieds. Elles ont une démarche comme si elles étaient de grande naissance. Elles s’entretiennent avec elles-mêmes en allant et venant ; leurs lèvres s’agitent : c’est à cause de leurs morts. Elles ne sont jamais décontenancées ni à court de paroles. Elles n’oublient rien. Elles ne pardonnent rien non plus. »

  1. Le plus haut rang parmi les sous-officiers.