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chacun passe au suivant les consignes : entonnoir à gauche, fil de fer à droite. J’ai mis le pied sur quelque chose de mou, et instinctivement j’ai fait un pas en arrière. Un jet de lumière jaillit sur un uniforme vert, maculé de sang.

— Un Boche, me dit mon voisin. Nous avons passé le Chênois et laissé le Petit Dépôt à notre gauche. Nous arrivons au fond de la Horgne. J’ai passé là. Il n’y a guère que des cadavres allemands.

J’aime mieux ça. Au commencement de mars, quand j’étais venu, il n’y avait que des cadavres français, coureurs, relèves ou corvées de ravitaillement. Au commencement de mars, l’artillerie ennemie écrasait sans répit toute la région de Vaux : les 210 arrivaient en rafales. C’est la nôtre, aujourd’hui, dont la voix domine. Les éclairs de nos batteries nous réjouissaient au départ comme des regards amicaux. Les batteries allemandes répondent assez mal. À mesure que nous nous rapprochons, néanmoins, les éclatemens deviennent plus nombreux autour de nous.

Je n’avais pas suivi ce chemin. J’avais pris par la Vaux-Régnier et la route du fort, tandis que nous descendons dans le fond de la Horgne, pour remonter ensuite les pentes. Il fait moins sombre : voici la pointe du jour, une aube lugubre, sulfureuse, couleur d’ocre. Nous distinguons mieux l’endroit où nous marchons. Les ténèbres étaient préférables : du moins recouvraient-elles d’un manteau pudique les blessures de la terre et les restes humains. De ce sol qui, jadis, porta des arbres, de la verdure, et des fleurs au printemps, la guerre a fait un désert chaotique dont pas un pouce n’est intact, et qui est tout entier comme une vaste plaie purulente. Les entonnoirs se rejoignent, se recoupent, entrent les uns dans les autres. Dans les rares intervalles, la terre rejetée forme des excroissances, des boursouflures. Au fond des trous, stagne une eau verdâtre. Des équipemens, des sacs, des armes, des débris de toute nature y nagent. Çà et là, dans cette eau croupie ou bien appuyé à l’une des bosses de terre, git un cadavre ou quelque morceau de cadavre. Celui-ci qui est recouvert d’une toile de tente, c’est, par exception, un des nôtres. Les Allemands, dans leur retraite, ont laissé de nombreuses plumes.

Maintenant, nous gravissons la dernière pente qui, du fond de la Horgne, nous mènera au fort. Nous croisons une corvée