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Yvonne X... se voit en outre attribuer, — ^aubaine incroyable, — un morceau de porc frais ! Rentrées à « Mon Idée, » les exilées s’occupent à s’installer dans leur nouveau logis. C’est une humble maisonnette qui a souffert de la fusillade : toutes les vitres sont brisées. On a fermé les fenêtres avec des toiles de sacs. La cuisine, où on accède directement, est humide : ses murs sont couverts de plaques de moisissures. Elle donne dans une étroite salle à manger. Au premier étage, deux petites chambres. Toutes les pièces sont carrelées ; pas un meuble : rien d’autre qu’un petit poêle en fonte et le reste d’une maigre provision de bois. A la fin de la journée, les prisonnières se trouvent à la tête de deux lits, de deux paires de draps, d’une table, d’un buffet et de six chaises ! J’allais oublier quelques casseroles, un bol et une assiette par convive...

C’est une chose merveilleuse de constater, une fois de plus, avec quelle promptitude les Françaises s’adaptent aux pires conditions d’existence. « Nous voilà à notre ménage, écrit Yvonne X... Le soir, nous prenons notre premier repas « chez nous. » Nous sommes heureuses de ne pas être séparées ; nous avons un peu l’illusion, ainsi entre nous, d’être en famille. Depuis qu’ils ont compris que nous n’étions pas des « indésirables, » nos voisins sont devenus obligeans. Le nombre de nos lits étant insuffisant, il est convenu que Jeanne et Juliette iront passer la nuit chez Mme D... une charmante petite vieille, discrète, qui nous rend de bons offices... A notre gauche habite une « fraudeuse [1]. » Elle boit à ses heures, mais c’est une brave femme. » Et la vie s’organise.

Yvonne X... se loue de la sollicitude que le curé de B... témoigne pour les déportées. « L’autre jour, il nous a retenues à déjeuner, au presbytère. Il a fallu lui conter notre histoire. Quand nous lui avons dit notre espoir d’être rapatriées prochainement en France libre ou renvoyées à Lille, il a secoué la tête :

— Oh ! les gens du Nord ! Les gens du Nord !... Mais, mes pauvres enfans, vous êtes ici pour jusqu’à la fin de la guerre !...

Pauvre M. le curé ! Il en a vu de dures ! Traîné pendant des heures derrière les voitures des envahisseurs jusqu’à ce qu’il

  1. Fraudeuse ou « Fonceuse, » nom donné, dans la région envahie, à celles qui passent la frontière pour aller chercher du ravitaillement en Belgique.