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voyait pas et qu’on soupçonnait de dissimuler leur faible nombre et leur nervosité par les tirailleries sans but de la nuit. Des légendes couraient sur un aviateur haut gradé qui avait plongé ses regards dans les lignes et les avait vues vides ; à quoi les guerriers méfians répondaient que l’avion fait toujours cacher le combattant qui ne peut se maquiller comme une voiture, un observatoire ou un canon.

Après deux essais d’attaque brusquée où Russes et Français rivalisèrent d’audace, il fallut bien se rendre à l’évidence. Elle était désagréable pour l’amour-propre des optimistes béats et présomptueux. Elle décevait les espoirs que les favorables débuts de l’offensive propageaient au loin. Elle enseignait aux chimistes que les « obus spéciaux- » ne sont, pas plus que l’anticléricalisme, article d’exportation. Elle prouvait enfin, à ceux qui n’y voulaient pas croire, la solidité respectable des troupes ennemies. En vain faisait-on appel à la voix du sang pour amollir les résistances. Les Bulgares restaient insensibles aux charmes des mélodies slaves que des soldats russes, astucieusement choisis, chantaient la nuit devant leurs petits postes : ils infirmaient par des coups de fusil la sagesse de l’aphorisme sur les rapports de la musique et des mœurs.

Avec leurs flancs bien appuyés à des montagnes hérissées d’obstacles, avec leurs abords bien battus par les feux de flanc, avec leur champ de tir sans limites, les lignes de Kenali possédaient donc les caractéristiques essentielles que les anciens cours de fortification réclamaient pour une bonne position défensive. La garnison était nombreuse et résolue. Elle avait une artillerie puissante et bien servie qui pouvait répondre avec largesse aux coups précipités de nos 75. On se trouvait ainsi ramené à la guerre de siège par une évolution rapide qui faisait franchir en quelques jours chacune des étapes où les belligérans du front occidental s’étaient attardés pendant des mois. La fougue du début, qui procédait des témérités d’Alsace et de Belgique, se muait en patience méthodique et méticuleuse, comme dans les secteurs les plus perfectionnés de la Somme ou de Verdun. Croquis, projets, comptes rendus, notes et circulaires volaient en tourbillons entre les états-majors et les tanières des officiers de troupe. Chefs et subordonnés calmaient ainsi les impatiences de l’attente dans une débauche d’écrits conforme à la loi connue : le nombre de papiers réclamés par l’arrière