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que se forme la haute plaine. Passent les jeunes blés, éclaboussés du sang des coquelicots, les champs veloutés de profond trèfle rouge. Cela sent le soir et le mois de Juin, la terre mouillée, la fenaison, l’églantine. Paix infinie de ces campagnes. Elles baignent dans le même rayon qui, à quinze lieues d’ici, éclaire les terrains fauves de la guerre et de la mort.

Comme c’est le Nord, déjà ! Deux ou trois degrés, à peine, nous séparent de nos paysages accoutumés, et tout semble plus frais, plus clair, plus léger. Il y a des hameaux presque anglais, avec de vrais cottages, dont la brique brune est tapissée de roses, des jardinets fleuris de molles pivoines roses, de minuscules églises, à tour carrée, crénelée, comme celles que nos voisins appellent normandes, et qu’on voit dans les plus vieux villages du Kent et du Sussex. Et pour achever l’illusion, ces soldats au cantonnement, les mêmes que je voyais, en 1915, dans les prairies et sur les routes d’Angleterre : visages bien rasés, uniformes de bonne laine khaki. Ils semblent vraiment faire partie du pays, continuer naturellement sa calme vie de tous les temps. A l’entrée d’une ferme où nous arrêtons pour prendre de l’eau, l’un est assis sur un escabeau à côté d’une paysanne, devant deux vaches immobiles, tous les deux occupés à traire. En voici d’autres qui lavent la cour à grands coups de seaux, la manche de chemise retroussée sur le bras vigoureux pour mieux besogner. Une vieille dame, en bonnet tuyauté, est sortie de la maison. Ils l’ont saluée ; elle a répondu par un signe amical de bonne grand’mère. Les gentils garçons, de silhouette si propre et si droite !

Eux seuls, dans le pays, traduisent aux yeux l’incroyable réalité d’aujourd’hui. Eux seuls, et de loin en loin, au long de la route, une motocyclette, un auto d’officier qui croise le nôtre avec un bruit vibrant de projectile. Sur la grande chaussée rectiligne, où cheminaient jadis, cahin-caha, les lourds charrois rustiques, on ne rencontre plus que cette mécanique et cette vitesse, et l’on voit bien, malgré les fermes, malgré les champs en fleurs, que le mouvement ancien et propre de ces campagnes est arrêté, qu’un autre s’y substitue, d’espèce bien différente, produit immédiat de la logique et de la science.

Surviennent des bourgs, de petites villes, dont on croit sentir