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un peu, — comme on perçoit, au passage, le parfum propre d’un arbre, — l’âme et le caractère distincts. Pavé ancien, grands capuchons d’ardoises, reflets de briques vernies et de glaces bien lavées, sages pignons rangés autour d’une petite place, église au porche bas, dont les pluies, le vent de mer ont rongé les ogives et fleurons, — tout cela fort sombre, élégant et sérieux, tenant à la fois de la Flandre et de la France.


Le soleil était couché depuis longtemps ; tout s’avaguissait, et rien ne passait plus sur la route. Dans la clarté d’un jour sans foyer, cette campagne, où nous n’étions jamais venus, prenait je ne sais quels mystérieux aspects de déjà vu. C’était le soir, qui apporte en tous pays les mêmes harmonies et le même sentiment, — le soir pareil à tous les soirs, la diversité de la campagne se résumant alors en quelques grandes lignes et plans obscurs qui, partout, se ressemblent, et que l’on retrouve avec bonheur, comme un enveloppement familier de solitude et d’intimité. Alors les choses perdent leur nom ; le moment présent disparaît ; le paysage n’est plus que le lieu du rêve qui naît et qui s’étend ; tout finit par s’en pénétrer et s’y fondre. Combien rares ces minutes d’oubli, dans le monde que nous a fait la guerre !

De hautes masses végétales se levèrent, noires dans le bleu déjà demi-nocturne, épanchant une profonde senteur de forêt. La voiture tourna. Dans quel domaine de légende entrions-nous, dans quel parc ancien, crépusculaire, où des figures de Watteau auraient pu chatoyer dans l’ombre ? Une avenue de grands arbres, dont les ramures, sous un ruban de ciel verdissant, enfermaient des profondeurs de nuit. Et puis, entre deux pavillons, une façade de pierre pâle, un long fronton Louis XVI… On sortait décidément du présent : une voiture magique, dans l’interminable tombée de nuit, nous avait transportés jusqu’à ce château de Belle-au-Bois dormant, où nul écho ni souci de la guerre n’était jamais entré. Le plus étrange, c’est que cette surprise surprenait si peu. Tout paraissait également naturel dans la longue sorcellerie du soir.

Et puis des voix anglaises sonnèrent ; des ordonnances parurent… Cinq minutes après, on montrait à chacun son logis : Thisway, please. Hot water, Sir ? Certainly, Sir. Dinner at nine. Et une autre voix, déjà toute cordiale, amicale : We don’t