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L’œuvre philosophique consiste à recueillir « les données immédiates de la conscience, » à les suivre, à les interpréter, à les traduire dans un langage qui sera nécessairement imparfait, puisqu’il est l’inévitable expression de concepts logiques, mais auquel on peut essayer, le lecteur ou l’auditeur une fois prévenu, de faire suggérer les notions inexprimables que la méthode intuitive a découvertes. A ce point de vue nouveau, le matérialisme, le déterminisme, le scientisme enfin sont des doctrines qui n’ont plus de raison d’être, qui n’offrent pour ainsi dire pas de sens. Ce sont les rêves d’une pensée qui ne s’est jamais repliée sur elle-même, et qui, égarée parmi les « choses » et les symboles, a fini par s’y absorber et par s’y perdre [1].

Nous sommes aux environs de 1895. Si nous essayons de nous représenter tout le chemin parcouru par la pensée française depuis vingt-cinq ans, d’opérer la synthèse des idées nouvelles qu’elle a, successivement ou parallèlement, enfantées, il semble que l’on puisse, sans trop d’inexactitude, définir à peu près ainsi le credo qui, dès lors, avec plus ou moins de netteté, s’impose à beaucoup d’esprits.

La Science d’abord, pensent-ils avec Renouvier, n’existe pas; il n’y a que des sciences particulières, ayant chacune leur objet, leurs méthodes, leurs limites. Ce que l’on appelait, vers 1860 ou 1870, la Science, n’est qu’une construction méta- physique, une hypothèse sans fondement réel, — un mythe. Mythe également, cette loi du déterminisme universel à laquelle on voulait soumettre le monde de l’esprit comme le monde de la matière; les lois mêmes de la nature que découvrent les sciences particulières impliquent une certaine part de contingence; à bien plus forte raison les phénomènes du monde moral. Et mythe enfin cette assimilation un peu grossière des « sciences morales » aux « sciences physiques, » ces dernières relevant exclusivement de la raison raisonnante, de l’intelligence discursive, de « l’esprit géométrique, » les autres de l’intuition philosophique et de « l’esprit de finesse. » Ainsi tombent comme d’elles-mêmes les objections élevées, au nom d’une pseudo-science, et d’un rationalisme un peu court, contre la liberté humaine, contre le miracle, contre la religion

  1. Je fais un peu appel ici, pour mieux faire entendre la pensée de M. Bergson, aux livres qui ont suivi l’Essai.