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jusqu’au cœur du réel, il faut se placer à un autre point de vue, recourir à un autre procédé d’investigation, l’intuition philosophique. Et la philosophie même ne suffit pas à achever « l’œuvre de notre libération morale : » arrivée au terme de sa course, elle pose un problème, qu’elle est impuissante à résoudre, et qui exige un nouveau point de vue et de nouvelles méthodes : le problème religieux.

Ces vues nouvelles, se trouvaient confirmées, au moins dans l’ordre proprement philosophique, par les recherches personnelles, et d’ailleurs en partie antérieures, de M. Bergson. Dans trois volumes successifs, Matière et Mémoire, le Rire, l’Évolution créatrice, l’auteur des Données immédiates reprenait et développait la doctrine que contenait en germe son premier ouvrage.

Considérant l’homme tout d’abord, et étudiant avec toute la rigueur possible le phénomène psychologique où les faits d’ordre matériel et spirituel sont peut-être le plus étroitement mêlés, à savoir : la mémoire, il montrait toute l’insuffisance de l’explication matérialiste. Automatisme, mécanisme, déterminisme, voilà ce qui caractérise tout ce qui est matière dans l’homme; invention, création, liberté, voilà au contraire tout ce qui, en lui, relève véritablement de l’esprit. Pareillement quand, après l’homme, on observe l’univers. Rien n’est plus erroné que de se les représenter comme soumis à la loi d’un déterminisme implacable. Il se développe dans la durée ; et, en se développant, il change; à chaque moment de son développement, il innove, il crée. Le monde n’est pas inerte; il ne se répète pas; il vit, il palpite; une sorte d’« élan vital » le pousse vers des fins qui échappent à l’intelligence pure; un principe spirituel habite en lui ; s’il évolue, ce n’est pas suivant une loi aveugle, extérieure à lui-même et automatique, c’est suivant une loi intérieure et pleine de sens, la loi de l’« évolution créatrice. » La conception du monde, telle que l’avait élaborée le scientisme, telle qu’elle a trouvé dans le « monisme » de Hæckel sa plus complète expression, recevait ainsi le dernier coup.

M. Boutroux ne pouvait rester étranger à toutes ces recherches, à toutes ces discussions dont il avait été l’un des principaux initiateurs. Il avait, entre temps, longuement étudié Pascal, et, à son école, il avait senti toute l’importance du problème religieux. Dans un livre intitulé Science et Religion dans la Philosophie contemporaine, il s’est efforcé d’établir à la