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Trois des nôtres, à bout, sont tombés sans connaissance, la tète la première, dans le marais qui borde le chemin. On les traîne comme on peut : ce sont des loques humaines.

Nous voici au camp de « représailles, » îlot de sable émergeant des marais. Tout alentour, à perte de vue, l’eau, la vase, un sol élastique, spongieux, où poussent seulement quelques bruyères. A une trentaine de kilomètres, c’est la mer. Parfois nous arrivent du large de grands coups de vent. A l’horizon, deux hangars doubles de zeppelins. Le camp a été construit récemment ; des Russes qui y ont travaillé sont encore là, empilés comme du bétail derrière des fils de fer. Pauvres êtres faméliques, leurs yeux brillent de fièvre : ils vont, furetant partout, se jetant comme des loups sur les têtes de harengs, les fonds de gamelle, tous les détritus de nourriture : ils nous font comprendre que depuis longtemps la faim les martyrise.

Nous nous sommes tous mis au travail, sous-officiers et soldats. Onze heures de présence sur le terrain. Des corvées creusent des tranchées d’assèchement où, dès quelques centimètres, l’eau arrive ; alors, on enfonce dans la vase jusqu’aux genoux. D’autres groupes tracent des chemins, défrichent le sol et, avec une houe, déracinent les bruyères. Tant de mètres doivent être faits, par équipes et par heures. On est maintenu au travail, jusqu’à achèvement de la tâche fixée ; les coups de crosse pleuvent en conséquence : c’est l’argument décisif et constant. D’autres encore remuent la vase noirâtre et l’étaient : c’est une puanteur étouffante. Et les moustiques dansent autour de nous et nous piquent sans trêve. Vers le soir, quand le soleil se couche, ils sont pris d’une sorte de furie. Chacun alors s’entortille la tête de linges, de papier...

Deux surveillans, un civil et un militaire, rivalisent de zèle. Armés de jumelles, ils arpentent le terrain, épiant les équipes de travailleurs, les sentinelles, et s’épiant aussi mutuellement, aux quatre coins du vaste marais. Ce régime de mouchardage réciproque aggrave encore notre situation. Les sentinelles, par crainte, nous harcèlent sans arrêt, et toute nonchalance est aussitôt punie. Les heures sont atrocement lentes. Une sensation de déchéance, comme une animalisation aux mains de ces brutes hurlantes, nous envahit peu à peu, nous écrase comme une chape de plomb. Nous essayons de nous engourdir, d’aller toujours, du même geste machinal, la pensée annihilée. Mais