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quelque chose qui les dépasse. Les sentinelles s’agitent, inquiètes. Nous chantons toujours. Alors un officier se précipite, vocifère. Non, nos chants ne font pas partie du programme. A grands cris, à coups de crosse, les sentinelles chargent dans nos rangs.

A la gare, un nouveau service de garde prend livraison de nous, et nous sommes empilés dans des wagons à bestiaux.

Quarante-huit heures de voyage. Nous voici à S... dans le H... C’est, au milieu des sables, un camp immense, entouré d’une forêt de sapins : avec ses innombrables poteaux électriques et ses hautes cheminées, on dirait une usine géante. Sur un effectif d’environ 25 000 prisonniers, c’est à peine si 4 000 à 5 000 sont présens. Car c’est ici un vaste réservoir, qui alimente de travailleurs forcés tous les marais de la région. Depuis des mois, ce régime fonctionne. On puise sans fin parmi les Français, et quand, au bout d’un certain temps, les malheureux, épuisés par le travail malsain, tout le jour dans l’eau croupissante, reviennent affaiblis, impotens, les jambes enflées, déformés par les rhumatismes ou abattus par la pneumonie, de nouvelles fournées les remplacent, jusqu’à nouvel épuisement.

Ils nous décrivent la terrible vie qu’on mène ici : des souffrances inouïes, une discipline de bagne, une nourriture misérable ; l’hiver, aucune défense contre le froid, et maintenant, avec les chaleurs, ce sont les rondes infernales de moustiques qui, dans la puanteur des vases, les harcèlent.

17 juin. — Nous avons laissé le chemin de fer à la lisière des marécages. Puis vingt-deux kilomètres dans les sables, courbés sous le poids de nos bagages. La colonne s’est allongée, distendue, égrenant de nombreux traînards. Malheur à qui fait mine de s’arrêter ! Une arrière-garde de sentinelles se démène, aboyant, frappant sans cesse. Celui qui tombe, ou qui, exténué, tente de se reposer, est aussitôt relevé à grands coups de crosse. Une fois, de la colonne excédée a jailli une même protestation, et d’un même mouvement nous nous sommes affalés à terre. Alors le sous-officier allemand qui conduit le détachement court dans nos rangs, hurlant en français : « Vous, mourir ici. Allemands mangés dans Africa. » Les sentinelles répètent : « Africa ! Africa ! » Les baïonnettes dans les reins, nous repartons. Depuis plus d’une heure, nous apercevons les toits de nos baraquemens : on dirait qu’à mesure ils reculent devant nous.