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de colère, il dicte les ordres à l’interprète : « Qu’est-ce que c’est ? Nous osons réclamer ! Pensons-nous être les maîtres ici ? Que nous sachions bien, une fois pour toutes, que nous sommes dans la zone des armées, régis par la loi martiale allemande. Aucune réclamation n’est acceptée. D’ailleurs, tout ce que fait un soldat, un gradé allemand, est bien fait, sans réclamation possible. Des ordres spéciaux nous concernent, de la dernière sévérité, et lui, officier commandant, se charge de les appliquer à la lettre. Nous devons obéir de la façon la plus absolue à tous les ordres de tous les Allemands sans murmurer. Il y aura, par cinq prisonniers, une sentinelle pour la surveillance : toute tentative d’insubordination sera réprimée par tous les moyens, et sans pitié. La discipline, il s’en charge, il connaît ça : nous ne serons pas les premiers Français qu’il matera ! Pour le travail, nous sommes à la disposition du génie, qui usera de nous à son gré. Le départ pour le travail se fera chaque matin à cinq heures, après le jus. À midi, une heure de repos, et la soupe sur place. Le soir, on quittera le chantier à six heures. Interdiction de fumer, de rire, de chanter, de jouer aux cartes, de lire, sous peine de punition sévère. Aucun rapport avec la population ne sera toléré. Défense de nous raser et de nous laver : il est bon que nous ayons des poux ! »

Ces paroles atroces font monter en nous un flot de dégoût et de haine. Mais il faut se cuirasser de patience. Pour ces brutes, nous ne sommes plus des hommes, mais des êtres indéterminés, des « représailles » envers qui tout est permis. »

Au loin, une grande église que nous apercevons dans son revêtement de briques roses, nous envoie quelques volées de cloches qui nous arrivent assourdies, comme pour ne pas réveiller trop brusquement tant de souvenirs assoupis en nous. Il y a là-bas des chrétiens, qui prient : nous sommes sur les confins de la Lithuanie et de la Pologne, pays catholique. Que de soupirs et que de larmes ! Nous ne voulons pas nous abandonner à la tristesse, mais tout de même, c’est Pâques aujourd’hui…

Au travail. — Pendant toute la journée, pendant douze heures pleines, nous avons transporté de la forêt à la gare d’énormes troncs de sapins : trois voyages le matin, quatre le soir. Ces arbres mesurent de 12 à 15 mètres de long et pèsent