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Nous nous engloutirons dans la carrière. Les brouetteurs se forment en longues théories ininterrompues, et aussitôt la ronde infernale commence : du trou où l’on décharge à la route où l’on vide, puis retour au point de départ. Et tout le jour il en sera ainsi. Le moindre arrêt, le moindre ralentissement est impossible : la crosse intervient aussitôt.

Peter, Saxon d’origine, caporal, grande brute simiesque, surveille le travail. Une canne de bambou lacée au poing par une lanière, à grandes enjambées, il parcourt sans cesse le chantier, braillant injures sur injures, hurlant, d’une voix rageuse : « Pelletez ! Piochez ! Schweinhunt ! (Chiens de cochons) ! » A-t-il aperçu quelques-uns d’entre nous en train de causer, il fonce dessus, la trique haute. Au fond du trou il se démène comme un enragé. La façon dont nous manions pelles et pioches nous vaut son particulier mépris. Parfois, il nous arrache l’outil des mains et nous donne une leçon, à toute volée : comme un forcené, pendant deux minutes, il travaille ! « Voilà, voilà, comment fait un Allemand ! Et vous, cochons de Français, pensez-vous travailler comme des demoiselles ? » Sa face empestée d’alcool nous pue au nez, le bâton s’agite... Ah ! rester calmes, rester calmes !...

Le chargement d’une brouette est devenu un art. Quelques pelletées étalées à la surface doivent donner l’illusion d’un gros tas ; même ainsi, c’est déjà un supplice que de la rouler des centaines et des centaines de fois au cours d’une journée. Mais Peter a découvert la ruse : du bout de son bâton, fouillant le sable, il a vite rencontré le fond de la brouette, et, après de grands cris, demi-tour à la carrière ; lui-même charge, tant qu’il peut, par-dessus bord. Avec ce poids on ne ferait pas deux voyages, au degré d’affaiblissement où nous sommes. Et ce sont des « Los, los. Allez, allez ! » Si un malheureux laisse verser son chargement, la trique. Aucune conversation n’est tolérée : des cinq cents que nous sommes là, on n’entend que le souffle dans le crissement du sable sur les outils, et le grincement perpétuel des brouettes qui geignent en cadence, sans arrêt, il flotte sur cette scène une atmosphère de lourde détresse que la voix de Peter et de ses sentinelles rend de plus en plus irritante...

Parfois, du lointain, nous arrive une lente et douce mélopée ; puis des voix mâles de basses ponctuent les répliques. Un cortège