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apparaît : sur la petite voiture russe, un cercueil sous de grands arceaux de feuillage et de fleurs noués de longs rubans qui flottent au vent. Assises contre le cercueil, une ou deux femmes pleurent sous leur fichu noir. Devant, marchent des jeunes filles en fichu blanc, qui chantent ; puis, les hommes, au visage qu’encadrent de longs cheveux. D’autres suivent la voiture… Nous saluons toujours d’un geste de compassion ces pauvres morts qui s’en vont dans la solitude de leurs campagnes dévastées : les Allemands s’étonnent ; mais les affligés comprennent, d’un regard nous remercient.

Nous ne nous habituons pas à la faim. Notre misère physique s’aggrave. À midi, la cuisine roulante, « le goulache canon » nous est chaque fois une déception : depuis plusieurs jours, c’est toujours de la « flotte. » Deux fois par semaine, notre ordinaire reçoit d’infâmes quartiers de cheval, dont la puanteur, toute la nuit, nous poursuivra dans notre sommeil. Le lendemain cependant, après qu’elle a bouilli dans la soupe, avec beaucoup de volonté, nous nous imposons de manger cette chose innommable, de couleurs étranges, mordorée, verdâtre, bleue, avec des rouges inquiétans. On coupe en tout petits morceaux, afin de pouvoir avaler vite, sans mâcher, tant le goût et l’odeur sont écœurans. Mais nous ne voulons rien perdre, qui puisse nous remplir le ventre et calmer un peu notre faim.

Jamais on ne nettoie sa gamelle, afin que, dans le jus du soir, les parois nous restituent les bribes de nourriture et de graisse qui y restent collées. Et nos imaginations se complaisent dans l’évocation de plats fins, de ces savoureuses cuisines de France ! Depuis que nous ne touchons plus d’épluchures de pommes de terre, la ration de 300 grammes de pain a été portée à 400 grammes ; mais il est souvent moisi. Et ce pain, que l’on touche au rassemblement du soir, par minces lamelles, tout en est aussitôt dévoré.

Mai et juin. — Au début de mai, brusquement, il a fait terriblement froid ; pendant trois jours, il a neigé. Nous avons souffert atrocement dans cette carrière où tous les vents se précipitent, tourbillonnans, nous collant la neige sur la face, dans le cou.

Aussi brusquement, le froid a cessé ; aussitôt la grosse chaleur est revenue sans transition. Tout verdit d’un jour à l’autre et, avec une vitesse stupéfiante, les blés sortent de terre