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Enfin, on vient de nous distribuer des couvertures, une par homme : elles sont si petites, qu’une fois pliées, on dirait une serviette de toilette ; si minces, qu’en s’y retournant, on passe au travers !

Nous travaillons maintenant, près de la gare, à un grand embranchement de chemin de fer, à doubles voies normales. Nos équipes sont directement commandées et surveillées par les officiers du génie eux-mêmes. Il faut piocher, charger et pousser des wagonnets, sans qu’il soit matériellement possible de souffler un instant. L’estomac vide, le cœur lourd, nous allons trébuchans, comme des spectres, au milieu des cris furieux et des coups. Tous les jours, maintenant que la chaleur est revenue écrasante, des syncopes se produisent parmi nous. Les officiers ont cru à des simulations, sont venus voir. Alors, c’est bien simple : puisque, trop affaiblis, nous ne pouvons travailler assez vite, nous arriverons au travail une heure plus tôt le matin, et le soir rentrerons une heure plus tard.

Le baraquement étant à cinq kilomètres, nous avons réveil avant trois heures, afin d’arriver à quatre heures au chantier, que nous quittons le soir à sept heures pour rentrer, morts, vers neuf heures, pour le jus ; cinq heures de sommeil et treize heures de travail effectif ! Combien de temps supporterons-nous ce régime ?

27 juin. — Des paquets sont arrivés ; quelle joie ! et aussitôt quelle désillusion ! Chacun assiste au pillage de ses colis. Tout le linge de corps et les vêtemens, le tabac, le sucre, le chocolat nous sont enlevés sous nos yeux. Le pain est moisi et toutes les boites de conserves, sans exception, éventrées à Munster, lors d’une première visite, sont gâtées. Avoir tant espéré manger et trouver cette pourriture infecte ! Cette fois, il y a de silencieuses larmes de rage. Quelques-uns pourtant ne se sont pas laissé rebuter : une faim sans pitié les a poussés à manger quand même ; tous ont été horriblement malades...

Nous devons nous interdire de penser : l’essentiel est de vivre, de tirer sa journée, de tenir, puis de recommencer le lendemain, sans songer à rien. Tout cela finira bien un jour, mais quand cela finira-t-il ?...


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