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celui-ci la traduit sous forme concrète, en lui prêtant son visage, son geste et sa voix ; Mais en la réalisant, il la modifie plus ou moins, il la transforme et la déforme. Entre l’invention du littérateur et l’interprétation de l’artiste, il n’y a pas identité ; elles ne font pas corps ; celle-ci est surajoutée à celle-là, et jamais elle ne s’y applique tout à fait exactement. Un de nos plus spirituels écrivains de théâtre, et qui commence à savoir le métier, pour en être à sa cent deuxième pièce représentée, me disait : « Pendant les répétitions, j’ai toujours soin d’expliquer à mes interprètes ce que j’ai voulu faire : je leur raconte tout au long l’histoire et la psychologie de mes personnages. Après quoi, le régisseur ne manque jamais de reprendre mes explications et de les traduire en langage de théâtre. Gens de lettres et gens de théâtre, nous parlons deux langues différentes, reflétant deux tournures d’esprit. » C’est d’ensemble que l’auteur a imaginé sa pièce et qu’il continue de l’envisager : l’acteur l’aperçoit de façon fragmentaire : d’instinct, il y découpe des scènes, celles où il paraît, et ce qu’il voit dans chaque scène, c’est l’attitude qu’il y prendra, l’effet qu’il y produira : immédiatement, il adapte la scène à un jeu de scène en accord avec ses moyens.

Dans une pièce écrite par un acteur, c’est le jeu de scène qui engendrera la scène, et la pièce sera faite d’une série de scènes dont chacune vaudra par elle-même et pour elle-même. Exemples : au second acte de Deburau, Armand Duval tombe aux pieds de la Dame aux Camélias et commence à lui débiter les banalités d’usage. Elle le fait taire, trouvant plus éloquent le langage de ses yeux. Alors se poursuit un dialogue, muet chez Armand Duval et parlé chez Marie Duplessis. Le jeu de scène est ingénieux, amusant ; il crée la scène qui semble n’avoir été introduite que pour lui. Au dernier acte, Gaspard Deburau « fait la figure » de son fils, Charles, qui va jouer à sa place : il lui barbouille de blanc le visage, dessine en noir l’accent circonflexe des sourcils et sabre les lèvres d’un trait rouge. Cependant, comme l’opération est assez longue et qu’il faut occuper le tapis, il en profite pour exposer à ce fils devenu son élève la théorie de la pantomime : il livre au débutant les secrets de son expérience et lui débite les règles de l’art formulées en autant d’aphorismes. Ainsi nous aurons vu, de nos yeux vu, la tradition passer du père au fils… Il y a bien des manières de faire des pièces de théâtre, et qui sont toutes bonnes, hors la manière ennuyeuse. L’auteur peut prendre une idée pour point de départ et inventer ensuite les personnages et l’action destinés à lui donner forme et