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vie. Il peut « partir » d’un fait, d’une anecdote qui lui a été racontée, d’un trait de mœurs qu’il a observé. L’acteur « part » de lui-même : il se voit en scène sous les traits d’un personnage auquel il confectionnera ensuite une histoire, comme ces caricaturistes qui font d’abord le dessin et trouvent ensuite la légende. Donc il bâtira sa pièce autour d’un personnage de premier plan, auquel iront toutes les sympathies, vers qui convergeront tous les regards, et qui à vrai dire sera toute la pièce, et qui sera l’acteur-auteur lui-même.

C’est Deburau que M. Sacha Guitry a choisi pour s’incarner en lui : sa comédie est donc une sorte de comédie historique. N’y cherchez pas une extrême précision et un ardent souci du détail exact. Vous y verrez paraître des personnages qui sans doute ont existé, mais qui n’ont eu les uns avec les autres aucun rapport et pour cause, et d’autres qui n’ont jamais existé et qui appartiennent à la fiction : Deburau, la Dame aux Camélias, Armand Duval. Ce jeu de rapprochemens illusoires ressemble assez aux associations d’images que nous faisons en rêve. Jeu bizarre, et même un peu ahurissant, mais nullement déplaisant. Même on y peut découvrir une pointe d’ironie à l’adresse du genre historique au théâtre. C’est un genre qui en vaudrait un autre, si les prétentions qu’il affiche ne le rendaient souvent insupportable. Drame ou comédie, ce qui caractérise presque toutes les pièces historiques, c’est qu’elles travestissent les faits, les sentimens et les mœurs, tout en affectant un beau respect de la vérité. J’aime mieux la franche désinvolture de M. Sacha Guitry : avec lui, au moins, on sait à quoi s’en tenir. Encore faut-il faire certaines distinctions et réserves nécessaires, car nous ne pouvons pourtant pas abandonner à son caprice toutes choses et toutes gens. Dans une récente comédie, il nous présentait un Jean de la Fontaine accommodé à sa manière. C’était une faute de goût. La Fontaine appartient à tous les Français, il n’est pas la propriété de M. Sacha Guitry. Il va de soi que pour Gaspard Deburau cela n’a pas la même importance, et même n’a aucune importance. M. Guitry peut faire de Deburau ce qu’il veut, et prendre avec lui toutes les libertés : c’est un point sur lequel personne ne lui cherchera chicane.

Je m’empresse de dire que M. Sacha Guitry n’a pas cédé à la tentation d’exalter son personnage, et de guinder le roi de la pantomime en un type d’humanité supérieure. Il s’exprime sans grandiloquence : il glisse et n’appuie pas : je lui en fais tout mon compliment. Au demeurant, il s’en rapporte aux bons auteurs et cite ses