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scène sur la scène. C’est extraordinaire tout ce qu’on met maintenant sur la scène, en dehors des personnages qui y dialoguent, ou plutôt qui n’y dialoguent plus guère : car ce n’est pas aux pièces de maintenant qu’on reprochera d’être des conversations sous un lustre ! Au cours de ce premier acte, presque tout se passe en allées et venues de figurans et exhibitions muettes. Et nous apprenons en somme assez peu de chose sur Deburau, sinon que sa jeune célébrité lui vaut de grands succès auprès des femmes ; mais il résiste aux plus ardentes sollicitations : il est mieux qu’un mari fidèle, il est le fidèle mari en personne.

Au second acte, chez la Dame aux camélias. Deburau, depuis huit jours, est son amant : le plus ardent, le plus fou, le plus éperdu des amans. Elle l’a vu à la scène et s’en est éprise ; sous son masque enfariné, avec ses gestes las de Pierrot triste, il lui a plu : saltavit et placuit. Et ce caprice d’une courtisane pour un mime est d’une assez heureuse invention. Lui, a tout quitté pour elle, et le plus fidèle des maris en est devenu le plus volage. Il exprime sa passion et exhale sa joie délirante en discours qui, venant de tout autre, nous paraîtraient un peu longs ; mais, pour un homme habitué à se taire, c’est la revanche du silence. Depuis huit jours et autant de nuits, Deburau n’a pas quitté Marie Duplessis ; or il était inévitable qu’un jour ou l’autre il la laissât quelques instans seule : ce court espace de temps suffit à cette personne frivole pour prendre un autre amant, et quand Deburau est de retour auprès d’elle, il trouve Armand Duval installé à sa place. Il ne fait entendre ni une plainte, ni un reproche : il est très chic. Mais il est très malheureux. Tout se conjure contre lui : sa femme l’a quitté, sa maîtresse le trahit. Ah ! le pauvre Pierrot !

Au troisième acte, sept ans après. C’est l’inconvénient de ces pièces biographiques qu’on est obligé d’y sauter par-dessus les années : on se promène à travers le temps avec des bottes de sept lieues. En contraste avec l’intérieur somptueux de la femme entretenue, les murs froids et nus d’une mansarde. Depuis sept ans, Deburau a renoncé à tout : au succès, à l’amour, à son art. Il est désespéré, il est malade. Auprès de lui grandit son fils Charles, passionné lui aussi pour la pantomime et qui passe ses journées aux Funambules. Deburau flaire en lui un rival et un successeur : c’est l’autre danger. Nulle part on n’aime beaucoup celui qui se prépare à A’ous succéder. Et voici naître chez Deburau, en qui la jalousie a réveillé l’artiste, un vague projet de reparaître en scène et de