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faisait naître cet étrange spectacle ne reposaient sur aucun fondement solide. Une nation, que transforment de toutes pièces la vertu magique d’un mot et la mise à l’essai d’une constitution, est un phénomène toujours rare. En Turquie, ce phénomène ne pouvait être qu’éphémère. L’Empire des Sultans n’a dû sa puissance et sa longévité qu’à la prédominance de la race turque, musulmane et guerrière, sur un assemblage de populations chrétiennes, vaincues et maintenues par la force dans un état humiliant d’infériorité. Il n’a conservé son autorité sur les autres races islamiques, qu’il avait soumises, que grâce à son prestige militaire. Demander aux Turcs de renoncer de plein gré à cette situation prépondérante, pour condescendre à une égalité complète avec leurs anciens sujets, pour fondre dans une ottomanisation générale de l’Empire cette diversité de races et de conditions qui existait depuis cinq siècles à leur profit, c’était vouer à un échec certain une tentative aussi risquée. Jamais le vieil esprit turc, — et par là j’entends l’esprit des gouvernans de l’empire, quelle que fût leur origine très diverse et très mêlée, — n’y aurait consenti, s’il n’eut été préalablement vaincu, annihilé, réduit à l’impuissance.

Avant la révolution de 1908, ce turquisme avait pour représentant féroce Abdul-Hamid. Après l’avortement de la contre-révolution de 1909, il s’est réveillé, plus fort et plus violent, chez les Jeunes-Turcs, héritiers du pouvoir, de l’orgueil, et des instincts cruels des anciens Sultans. Au lieu d’un tyran unique, nous avons vu à l’œuvre, sous une étiquette constitutionnelle, une bande de tyranneaux. Le retour aux traditions hamidiennes de gouvernement était inévitable. C’est ce qu’avaient trop bien prévu les Allemands et leur rusé ambassadeur, le baron de Marshall. Une fois leur vieil ami tombé, ils n’ont pas perdu de temps à verser des larmes sur son sort. Ils ont entrepris immédiatement le siège des vainqueurs, en flattant leur vanité et leur soif de domination. Ainsi se sont conservées et même développées en Turquie, sous le nouveau régime, l’influence politique et la mainmise économique de l’Allemagne.

Que des causes secondaires, l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, la proclamation de l’indépendance de la Bulgarie, la prise de la Libye par les Italiens, aient précipité l’évolution réactionnaire des Jeunes-Turcs, cela se comprend de reste. Ces idéologues, ces francs-maçons, ces libres-penseurs,