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empreintes d’une partialité aussi exagérée que divertissante.

Rien, d’ailleurs, ne dispose mieux l’esprit à une tolérante philosophie que de feuilleter un répertoire du genre de celui-ci ; c’est, à proprement parler, une promenade dans un cimetière : on rencontre tant de noms de pauvres gens pour jamais oubliés et qui pourtant s’étaient évertués à faire dans le fracas du grand drame un peu de bruit ! Ils ont pu se croire, un court instant, assurés de la renommée ; peut-être ont-ils conçu l’illusion de la gloire. Si l’on excepte quelques-uns que la postérité connaît et dont elle s’occupe, soit pour les exalter, soit pour les maudire, que d’efforts ignorés, que d’émotions en pure perte, que d’habiletés déçues, quel tumulte vain d’ambitions, d’intrigues, de combinaisons et d’embarras !

Ce qui frappe plus encore à parcourir cette nomenclature des ouvriers d’une grande heure, c’est l’adaptation aux rôles les plus divers de cette génération issue, entre 1755 et 1770, de tous les milieux sociaux de France ; à mesure que les pages tournent, l’étonnement s’accroît : il semble qu’un malicieux hasard ait mêlé toutes les conditions et toutes les compétences, comme un joueur de loto mêle dans un sac, en les secouant, les boules numérotées dont quelques-unes sont destinées à l’avantage de marquer les quines. L’un, petit robin de province, résigné à son médiocre cabinet d’avocat, deviendra le plus redouté des dictateurs et son nom sera répété jusqu’aux extrémités du monde ; ce hobereau oisif, qui n’a jamais pensé qu’à la chasse et aux filles, commandera des armées et traitera d’égal à égal avec les puissances ; un autre, né noble et riche, finira cuisinier dans un office de Londres ; celui-ci, fils de paysan, deviendra le souverain d’un grand pays ; celui-là, simple moine, sera duc et millionnaire ; voici des ouvriers nommés généraux, des employés promus législateurs, des bourgeois salués Altesses, de simples commis érigés ambassadeurs, des cultivateurs bombardés préfets et des clercs de procureurs parés du titre de prince. Ce qui n’est pas le moins surprenant, c’est que tous, princes, préfets, ambassadeurs, altesses, législateurs, généraux, ducs, rois, cuisiniers, chefs de partisans ou dictateurs, dans l’emploi inattendu dont la loterie des circonstances les gratifiait, se sont manifestés habiles, témoignant d’aptitudes, souvent de talens notoires, parfois de génie ; et ils devaient, dans leur nouvelle incarnation, affronter