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avec défiance : c’était un peintre, nommé Giroux, arrivant de Saint-Leu, où Mme de Genlis et ses élèves étaient en villégiature dans un château dont le parc, bien entendu, se contournait en carte de géographie et dont les cours d’eau se découpaient en baies, en caps, en isthmes, en golfes ou en détroits. Surpris en pleine représentation mythologique par la rumeur qu’une émeute venait d’éclater à Paris, M. Giroux n’avait pas pris le temps de quitter son costume de « leçon de choses » et était accouru aux nouvelles sans même penser au déplorable anachronisme qu’offrait le spectacle de Polyphème en cabriolet[1].

On s’attarderait trop à conter les bizarreries de la gouvernante princière : elle tiendra place en toute histoire de la pédagogie, car elle fut, sinon la première, du moins la plus audacieuse à rompre avec les prudens usages et les sages accoutumances de nos ancêtres. Sa manière caractérise ce besoin d’innover, cet amour du hasardeux dont fut prise la France à la fin du XVIIIe siècle. Filleul de tous les bons génies qui l’avaient comblé de dons, notre pays était déjà guetté par deux perfides sirènes, les fées Utopie et Exotisme, qu’il n’avait jamais conviées à son aide et dont il avait dédaigné jusqu’alors les incantations et les sortilèges. Mais follement et sans cesse épris du « meilleur, » si généreux qu’il en rêve l’expansion par toute la terre, pour le trouver à tout prix il se laissera séduire par les charmes trompeurs de ces dangereuses enchanteresses, et quand il s’apercevra qu’il a été leurré, et que la mer sur laquelle elles l’ont embarqué est hérissée de traîtres récifs, il sera trop tard pour virer de bord et pour faire voile vers le port assuré de la tradition méconnue.


G. LENOTRE.

  1. Mémoires de Mme la comtesse de Genlis, IV, 1 ; et, pour ce qui précède, III, 101, 154 et suiv.