Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/368

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

famille et de se réfugier à Péterhof où Nesselrode l’avait rejoint, accompagné de quelques secrétaires de la chancellerie. A l’abri d’un cordon sanitaire rigoureusement maintenu, il y attendait pour revenir que l’épidémie cessât ses ravages. Mais averti de ce qui se passait, il dut se décider à quitter pour quelques heures sa retraite où lui était parvenue, peu de jours avant, la nouvelle de la mort de son frère Constantin. Atteint du choléra à Witepsk sur la route de Saint-Pétersbourg, le Grand Duc avait succombé presque subitement, délivrant l’Empire d’un prince embarrassant et incommode, cause principale des complications polonaises qui aggravaient le mécontentement populaire.

Le premier contact de l’Empereur avec la foule eut lieu devant l’église de la Sennoï, où elle s’était massée. A une heure de l’après-midi, il apparaît sur la place, dans une voiture découverte attelée de quatre chevaux de front. Le prince Mentchikoff est assis à côté de lui et plusieurs aides de camp forment l’escorte. En apercevant le tsar dont le visage convulsé trahit la colère, cette foule immense l’acclame. Mais, loin d’apaiser le souverain, les cris augmentent son irritation. : Debout dans sa calèche, il apostrophe furieusement ceux qui viennent de l’acclamer.

« Que Venez-vous faire ici ? Votre place est dans vos maisons, et non dans les rues. Avez-vous donc envie de suivre l’exemple des Français et des Polonais ? Prenez-y garde, je veille sur vous et de terribles châtimens vous attendent si vous méconnaissez ma voix et si vous ne rentrez pas dans l’ordre à l’instant même. Quel est l’objet de ces rassemblemens ? Prétendez-vous vous révolter contre le ciel qui nous afflige et nous punit ? C’est Dieu qui nous envoie le choléra. Vous dites qu’il n’existe pas ; moi, je suis payé pour y croire. Ne vient-il pas de m’enlever mon frère chéri, Constantin ? Il est mort et je le pleure. » Ici, les sanglots de l’Empereur lui coupent la voix ; il baisse la tête en couvrant de ses mains tremblantes son visage sillonné de larmes. Dominant ensuite son émotion, il reprend : « Votre désobéissance me fend le cœur ; elle me tue. Voulez-vous me faire mourir aussi ? » Il se tourne vers l’église, ôte son chapeau et fait à plusieurs reprises le signe de la croix. Puis, il s’éloigne pour renouveler sur d’autres points la même scène, laissant agenouillée derrière lui la populace à laquelle il vient de parler.

Le souvenir que nous évoquons ne laisse pas d’être impressionnant,