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se faire jour et qu’il fallait bien se tolérer les uns et les autres. Mgr Dupanloup répliquait : « Il ne faut pas donner des armes au mal et l’élever sur le pavois. Or, est-il une chaire plus élevée que celle de l’Académie ? Et comment la donnerait-on à M. Littré, alors que M. Guizot lui-même avait autrefois refusé de créer pour Auguste Comte une chaire au Collège de France ? »

D’autres disaient : « M. Littré est un penseur isolé. — C’est un chef d’école, ripostait Mgr Dupanloup, et son influence est considérable sur la jeunesse et le parti ouvrier. — C’est l’écrivain laborieux, c’est le philosophe, c’est l’auteur du Dictionnaire que nous voulons nommer. — Alors, si vous en faites le secrétaire perpétuel de votre Dictionnaire, c’est lui qui imposera les définitions de l’Ame, de la Liberté, de la Pensée, de l’Intelligence, de la Perception, de la Volonté, de Dieu ! »

En terminant son discours, l’évêque d’Orléans s’écria, profondément ému : « Quoi ! messieurs, vous voulez sauver la France, et c’est ainsi que vous vous y prenez ! Une glorification solennelle du matérialisme et du socialisme, voilà ce que vous imaginez pour elle en ce moment ! On a enlevé à ce malheureux pays la paix et les croyances ; et le peu qui lui reste, Dieu, l’âme, la loi, la liberté morale, la vie future, vous les lui ôtez ! Que voulez-vous donc encore ? Et quel coup faut-il que vous receviez ?... Ah ! ce n’est pas tant mon Eglise, c’est notre Maison que l’on dévaste ! Et il faut que ce soit moi qui vienne ici la défendre ! Et toutes ces choses qui sont de votre domaine, la raison, la philosophie, la société, la base de vos institutions, voilà ce que je défends et ce que vous livrez, en couronnant ceux qui la menacent ! » Il regrettait l’absence de Victor Cousin, parce que lui, évêque, prenait en ce moment la défense de la philosophie, et qu’il y a huit ans, au sujet de la même candidature. Cousin lui avait dit : « Vous parlez pour nous ! » Il ajoutait que le philosophe avait, à l’Académie des Sciences morales, fait la même campagne que lui contre un candidat athée et matérialiste, en s’exprimant ainsi : « Il est inéligible, à moins que l’Académie ne veuille abandonner toute direction sur les travaux de la jeunesse et enlever toute signification à l’honneur d’être admis dans son sein. » L’évêque d’Orléans adjurait ses confrères de ne pas voter pour M. Littré, car, après ce vote, on dirait : « Qui donc pouvez-vous arrêter sur le seuil de votre Académie ? »