Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/441

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prêts à tout risquer pour un instant de répit !... Les « anciens » nous racontent leur vie de misère ; tous, ils sont là depuis un an, dix-huit mois, deux ans. Ils ont tout essayé, pour tenter de se faire renvoyer. Vainement. Les Allemands ne sont jamais à court d’inventions pour briser une résistance, et sont passés maîtres dans l’art de l’esclavage. L’été, un prisonnier refuse-t-il le travail, comme le garde-à-vous, n’étant pas aggravé par le froid, ne serait pas un supplice suffisant, on enferme le récalcitrant dans un des sous-sols de l’usine, on ouvre une conduite de vapeur et petit à petit on l’ébouillante jusqu’à ce qu’il se précipite au soupirail pour demander grâce et se soumettre.

Nul tirage au flanc possible. Pas de maladies reconnues, à moins de grosse fièvre. Le médecin civil du village voisin, à trois kilomètres, ne renvoie au camp que ceux qui sont à toute extrémité, afin de ne pas s’attirer de réprimandes, car il est aux gages du directeur. Les deux moyens pour se tirer de là sont l’évasion et l’accident. On en est à souhaiter l’accident : main broyée ou jambe cassée. Il y a aussi les maquillages et accidens simulés ; mais il faut pouvoir tenir le rôle. Une grande plaie, bien préparée et largement apparente, peut donner le change ; c’est le renvoi à l’hôpital : le but est atteint. Quelques-uns d’entre nous ont des recettes et commencent à les appliquer. Mais nous songeons plutôt à la fuite. Nous repérons les endroits propices à l’escalade ; nous nous renseignons sur les chemins à suivre. C’est une nécessité de réagir, tant que nos volontés n’ont pas encore été broyées par l’impitoyable engrenage.

Epuisés par ce surmenage musculaire, nous souffrons de la faim : trois tartines de pain et le soir une bouillie, c’est peu, bien que les repas de midi soient, à l’heure actuelle, le maximum accordé aux travailleurs d’usine. Nous sommes maintenant absolument noirs de suie et nos uniques vêtemens, tous déchirés et imprégnés de poussière de charbon...

Le dimanche matin, travail pour tout le monde jusqu’à midi : entretien et réparation du fond de la mine. L’après-midi seulement, on peut se laver. Nombreux sont les camarades qui sont là depuis de longs mois. Et telle est l’étonnante vitalité qui subsiste quand même au fond du caractère français que la gaieté, l’entrain, ce que le Boche appelle notre « légèreté »