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parvient encore, aux heures les plus critiques, à soutenir les cœurs et relever d’un mot drôle les courages. Mais, à la longue, quelques-uns succombent à leur détresse. Il en est qui deviennent fous. Plusieurs se murent dans un silence farouche. Un autre, tous les soirs, ne trouve de consolation que dans la contemplation de ses « souvenirs. » Sur ses maigres ressources, le pauvre diable a acheté toute une série de pipes : celle-ci pour le père, celle-là pour l’oncle, l’autre pour le cousin. Il y a surtout une paire de grands ciseaux nickelés qu’il déplie soigneusement de ses papiers de soie, et qu’il destine à sa femme. Tous les soirs, devant ces vagues objets auxquels il attache des idées d’avenir, il s’abîme dans des songeries sans fin... Beaucoup lisent et relisent leurs lettres, regardent leurs photos de « la maison, » cherchent à oublier, s’obstinent à espérer. Combien n’ont pas voulu s’évader pour ne pas abandonner ces reliques, symboles de tous leurs désirs, de toutes leurs amours !

Voilà le troisième accident parmi nous. Un coup de wagonnet dans les reins ; une jambe cassée, un doigt arraché. On envie les blessés : ils ont le filon.

Nous faisons équipes maintenant avec des civils allemands, vieux mineurs professionnels mobilisés à la mine. Nous charrions les wagons qu’ils remplissent, remplissent avec une hâte de forcenés, pour toucher des primes supplémentaires. Mal nourris, eux aussi, ils sont d’une maigreur invraisemblable : des hommes de quarante ans en paraissent cinquante et cinquante-cinq. On dirait, à les voir travailler, des squelettes animés et infatigables : ils nous mettent sur nos boulets...

Un ouvrier qui, bien que jeune, vient d’être mobilisé à la mine, comme seul survivant de six frères, arrive tout droit de Verdun, où il était encore avant-hier. Il nous raconte comment nos soldats ont repris Vaux et Douaumont ; à son compte, les Allemands perdent là-bas plus de mille hommes par jour. La guerre ne lui inspire qu’un sentiment : la satisfaction d’en être revenu. Qui sera vainqueur ou vaincu ? c’est le dernier de ses soucis. Devant nous, il ne cesse de clamer : « A bas les capitalistes ! Vive les social-démocrates ! Mort au kronprinz ! Camarades français. » Inutile d’ajouter qu’à peine voit-il surgir un contremaître, aussitôt changement complet : ce sont alors des récriminations contre nous, plaintes et hurlemens contre