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M. Basil Chamberlain, professeur de philologie japonaise à l’Université de Tokyo, s’employèrent à l’en retirer ; et le gouvernement japonais écouta leur requête avec bienveillance. Le succès des Glimpses en Amérique et en Angleterre avait éveillé son attention. Il contre-baiançait heureusement celui de Madame Chrysanthème, dont la popularité vexait les Japonais et qu’ils ne nous ont jamais entièrement pardonné, faute d’avoir pris ce livre comme on doit le prendre. C’est une exquise fantaisie, où il n’y a pas un trait, pas une nuance qui ne soient exacts. Lafcadio Hearn m’avouait lui-même qu’il se sentait incapable d’atteindre « cette légère puissance de touche ; » et il ne perdait aucune occasion de témoigner son enthousiasme pour une œuvre qui révélait chez son auteur un système nerveux d’une incroyable sensibilité. Mais ce n’est qu’une fantaisie. Loti n’a pas eu la prétention de nous peindre le vrai Japon, et son esprit, qui se joue à la surface des choses, ne s’est point glissé dans les sinuosités de l’ame japonaise. Convenons d’ailleurs qu’au moment où les Japonais travaillaient à s’égaler aux nations européennes, il leur était dur qu’un livre de génie répandit à travers le monde l’image d’un peuple de Lilliputiens cocasses et simiesques. Au contraire, les ouvrages de Lafcadio Hearn nous montraient un peuple d’artistes religieux formés par leur religion aux plus hautes vertus sociales. L’impression de mystère qui s’en dégageait nous préparait à toutes les surprises. Et son incomparable Essai sur le sourire japonais forçait notre admiration pour eux. Le gouvernement pensa qu’après avoir étudié le vieux Japon dans la vieille province d’Izumo, il se consacrerait désormais à l’étude du Japon moderne et révolutionnaire. Et il le nomma en 1896 professeur de littérature apglaise à l’Université impériale, avec des appointemens d’étranger, de douze mille francs par an. Le gouvernement japonais comptait sans son hôte.

Le Japon de Tokyo, à demi européanisé, révolta Lafcadio Hearn comme la trahison d’un ami. Tout allait si rapidement dans ce pays si longtemps immobile que chaque jour enlevait à ce qu’il avait écrit un peu de sa fraîcheur et de sa vérité. Ses livres vieillissaient plus vite que lui : il le croyait du moins, et il en était inconsolable. Il ne pouvait feuilleter ses Glimpses sans crier de douleur. L’Occident, qu’il avait fui et renié, avait traversé les mers et le ressaisissait sous mille formes odieuses.