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D’ordinaire nous reprochons à nos naturalisés d’ignorer ou de dédaigner nos traditions et de ne pas comprendre que la France qui leur a fait l’honneur de les accepter au nombre de ses fils exige d’eux le respect de son passé. Mais voici un naturalisé d’un nouveau genre ! Il ne chérit que le passé de sa patrie d’adoption, et juste au moment où l’intérêt supérieur de cette patrie commande à ses citoyens de ne pas s’absorber dans la contemplation et le regret de ce qui fut et de regarder résolument l’avenir.

Quand on rapproche de ses lettres de Tokyo le récit qu’il avait fait naguère de sa vie de professeur à Matsué et même à Kumamoto, on reste confondu de sa force d’illusion et de son ignorance des réalités. Il écrivait dans les Glimpses : « Au Japon, c’est l’élève qui, le plus souvent, expulse le maître. » Mais, comme il était en pleine ferveur d’enthousiasme, il ajoutait : « On a prétendu que les étudians abusaient de ce pouvoir : ces allégations ont été émises par des résidons européens profondément imbus de l’impérieuse discipline britannique. » Aujourd’hui, il se plaint de leur humeur autoritaire et de leur insolence, et il les accuse de terroriser les professeurs étrangers. Je n’ai jamais entendu dire que les étudians japonais eussent terrorisé d’autres professeurs que des professeurs « coulés. » Mais je sais, — et Lafcadio Hearn aurait dû le savoir encore mieux que moi, — qu’ils sont si fiers et si avantageux qu’aucun maître n’oserait leur assigner des places par ordre de mérite. Il serait impossible d’instituer dans leurs collèges notre système d’émulation. Pas un élève, fille ou garçon, n’accepterait d’être relégué à un rang inférieur. Je crois même que l’humiliation commencerait au second, qui se considérerait comme insulté parle premier. Ces jeunes bouddhistes font évidemment le plus grand cas des apparences. D’ailleurs, les étudians de Tokyo ajoutent à ces défauts communs une indépendance d’allures souvent peu courtoise. Mais Lafcadio Hearn s’imaginait ingénument qu’ils n’étaient ainsi qu’à son égard et parce qu’ils voyaient toujours en lui un étranger. Il demeurait attaché à l’illusion d’une intimité entre élèves et maîtres japonais dont il serait à jamais exclu. Et il se trompait. Cette intimité existait peut-être du temps que le maître était un samuraï et tenait son autorité de ses deux sabres et de son désintéressement. Mais aujourd’hui, le professeur n’a aucune