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familiarité avec ses élèves. Il doit être calme, froid, distant, ne point laisser deviner ce qui se passe en lui ; et l’idée de sa supériorité s’impose par sa réserve hautaine. Faute de s’en être rendu compte, quelques professeurs étrangers ont été perdus dans l’opinion de leurs élèves par leur bonhomie, leurs gestes, leurs éclats de voix, leurs sautes d’humeur. La timidité naturelle de Lafcadio Hearn ne l’exposait pas à tomber dans ces travers ; mais on sentait trop que c’était de la timidité. « Il faut, disait-il mélancoliquement, que je sois avec mes élèves désagréable et que je les tienne à distance. »

Il y réussissait beaucoup mieux avec ses collègues. Il les soupçonnait de le mépriser. Quelques-uns d’entre eux crachaient bruyamment sur son passage, des docteurs de Heidelberg et aussi des Japonais ! Il subodore partout l’intrigue et la cabale. Les Européens lui semblent vivre dans une espèce de panique. On s’épie du coin de l’œil ; on se dit des riens « comme des gens qui attendent une catastrophe ou qui font du bruit pour éloigner les fantômes. » Une parole plus précise produit l’effet d’une explosion : le groupe des causeurs se disperse épouvanté… Ses lettres rendent parfois le son troublant des Rêveries d’un Promeneur solitaire. On m’a montré dans le beau jardin de l’Université, autour du lac, le sentier ombragé d’arbres tordus et obstrué de pierres divines, où il faisait les cent pas entre deux cours, le front penché, l’œil défiant, toujours seul.

Cependant un de ses collègues avait trouvé grâce devant lui : le Français chargé du cours de littérature française. Et ce Français était un prêtre, c’est-à-dire pour Lafcadio Hearn, un jésuite, car un prêtre catholique ne peut être qu’un jésuite. En réalité, il n’y avait alors aucun jésuite au Japon, et le prêtre dont il s’agit, M. Émile Heck, est un Marianite du Collège de l’Étoile du Matin. Le jour où on les présenta l’un à l’autre, Lafcadio Hearn entrevit « une barbe qui lui parut énorme, majestueuse, noire comme l’enfer, un petit œii aigu et brillant, caressant et diabolique, » et il bredouilla lamentablement, ayant eu de tout temps une peur sacrée des jésuites. M. Heck est un excellent homme, très intelligent et très cordial, et dont le bon rire ne recouvre pas les profondeurs d’infernale ironie que Lafcadio Hearn crut y distinguer. Il m’a raconté l’origine de la sympathie que l’étrange solitaire avait conçue pour lui. Elle était venue simplement de ce que