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Léonard et Gertrude, ouvrages où il préconise le relèvement de l’humanité par l’instruction ; on interpréta Kant, et lorsque, en 1808, fut organisée l’Université impériale, l’exotisme hantait déjà nombre de cerveaux de théoriciens. Peu d’années plus tard, le mal allait s’aggraver de la publication d’un livre très remarqué et très prôné, De l’Allemagne, par Mme de Staël. L’élite intellectuelle de la France s’éprit pour le peuple ennemi « d’un enthousiasme, ou, pour mieux dire, d’une frénésie d’admiration… Cette sorte d’abdication du génie français est le phénomène le plus extraordinaire du XIXe siècle[1]. » « En vérité, sans Heidelberg, je n’aurais pas su ce que c’est que vivre ! » déclarait Quinet, qui, depuis, s’est frappé la poitrine de meâ culpâ retentissans. — « Mon Allemagne ! » écrira Michelet… Ne déplorons pas trop cette vésanie, abolie à tout jamais, et pour causes : elle eut pour résultat le Romantisme, et avait pour excuse que notre vivace jeunesse, déracinée, par d’étonnantes catastrophes du vieux sol cultivé par les ancêtres, cherchait instinctivement où reprendre contact avec l’idéal et le culte des temps passés ; ne les rencontrant plus chez nous, elle s’illusionna en croyant les trouver chez des étrangers, à qui, pour que ce mirage fût possible, elle dut prêter toutes les qualités dont elle débordait et qu’ils n’avaient pas. Qui ne connaît et qui n’admire les pages où Alfred de Musset a retracé l’état d’esprit des jeunes gens, ses contemporains, du début du XIXe siècle : « Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore… Voilà un homme dont la maison tombe en ruines ; il l’a démolie pour en bâtir une autre,., on vient lui dire que les pierres manquent… Cet homme n’ayant plus sa vieille maison et pas encore sa maison nouvelle, ne sait comment se défendre de la pluie, ni comment préparer son repas du soir, ni où travailler, ni où se reposer, ni où vivre, ni où mourir…[2]. » Et, se rappelant la vague d’exotisme qui alors submergea le pays, il confessait : « Quand les idées anglaises et allemandes passèrent ainsi sur nos têtes, ce fut comme un dégoût morne et silencieux, suivi d’une convulsion terrible. Car, formuler des idées générales, c’est changer le salpêtre en poudre, et la cervelle homérique du grand Goethe avait sucé,

  1. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1916 l’article de M. Paul Gautier, Vues prophétiques d’Edgar Quinet sur l’Allemagne.
  2. La Confession d’un enfant du siècle, chapitre II.