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« Alfred va bien » était, je pense, pour la rassurer : mal remis de la maladie qui l’avait terrassé en Italie, Musset était reparti pour la France, le 29 mars, et avait averti sa mère de son retour par ce billet :

« Je vous apporterai un corps malade, une âme abattue, un cœur en sang, mais qui vous aime encore[1]. »

Et Mme de Musset lui écrivait : « Oh ! mon pauvre fils, mon pauvre fils ! Quel fatal voyage tu as fait là !… J’ai une bien grande reconnaissance pour Mme Sand et pour tous les soins qu’elle t’a donnés. Que serais-tu. devenu sans elle ? »

Dans les lettres de George Sand, de Venise, pas un mot à son ami Buloz, de la rupture avec Alfred de Musset ; pas un mot, naturellement, de Pagello non plus : on pourrait croire que Musset est revenu en France pour se remettre, et qu’elle-même est restée à Venise uniquement pour travailler. Mais toujours à la fin de ses lettres : « Ecrivez-moi à M. Pagello Farmacia Ancillo Piazza San Lucca (pour remettre à Mme Sand) ; de cette manière, si je suis en voyage, vos lettres ne s’égareront pas. »

Cependant, l’existence que mène George Sand à Venise pendant ce temps est loin d’être monotone. Elle l’a décrite dans une lettre à Musset avec une charmante franchise :

« Je suis entre une existence qui n’est pas bien finie, et une autre qui n’est pas encore commencée. J’attends, — je me laisse aller au hasard, je travaille, j’occupe mon cerveau, et je laisse un peu reposer mon cœur. »

Elle a loué un appartement « un primo piano, » et là, elle organise sa vie modestement : les locataires qui sont ses amis l’aident à clouer ses rideaux, elle a eu « la main-d’œuvre pour rien. »

« Pagello est dehors toute la journée et s’endort méthodiquement sur le sofa après le diner, » — et plus loin : « Le brave Pierre n’a pas lu Lélia, et je crois qu’il n’y comprendrait goutte. Je me laisse régénérer par cette affection douce et honnête. Pour la première fois, j’aime sans passion[2]. »

Mais à la fin de sa lettre, lasse déjà sans doute d’aimer sans passion, elle ajoute : « Oh ! nous nous reverrons, n’est-ce pas ? »

  1. Biographie d’A. de Musset par P. de Musset, p. 124.
  2. Correspondance de G. Sand et d’A. de Musset.