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d’entendre sa langue, et ses yeux étranges, tantôt pleins de malice et tantôt pleins de visions. D’instinct, on avait pressenti en lui un ami de notre nation, presque un frère de notre race. Tous se rendent compte maintenant de ce que nous lui devons, — mais combien peu le connaissent encore ! Combien peu se font une idée juste de son action, de sa personnalité morale !

Ceux qui, en effet, raconteront l’histoire de la Grande-Bretagne en guerre par les exploits de ses flottes, la gloire de ses armées, par leurs effectifs et leurs canons, ceux qui décriront ses usines, ses arsenaux, ses ports et qui tenteront l’étonnant tableau de sa puissance improvisée, négligeront toutefois ce qu’elle aura offert de plus prodigieux et de plus beau, l’effort moral qui a rendu possible et fécond ce gigantesque effort matériel. De même, il y a sans doute en M. Lloyd George un homme d’Etat hors de pair. Quels qu’aient été, pourtant, son sens des réalités, sa finesse même et son habileté, ses aptitudes à la fois d’improvisation et d’organisation, ses dons de gouvernement, ne voir en lui qu’un homme politique serait méconnaître le secret de sa force et de son influence, se tromper à la fois sur le ministre et sur la nation qu’il a conduite vers la France pour la libération de l’humanité !

A l’heure éblouissante où la flotte du Royaume-Uni voit se rouvrir toutes les mers du monde et les eaux infestées redevenir navigables, où l’armée britannique, aux côtés de la nôtre, et sous le même chef, recueille la gloire si pure de délivrer une terre qui n’est pas la sienne, quand les plus hauts représentants des nations victorieuses semblent, dans les acclamations, porter de l’un à l’autre rivage de la Manche la sublime accolade des peuples fraternels, rappelons-nous un instant, pour mieux jouir de notre ivresse, la rapide angoisse des derniers jours de juillet 1914, alors que, incertains de l’avenir, nous nous demandions tout bas : « Que va faire la Grande-Bretagne ? » Nul traité, nulle convention qui l’engageât à quoi que ce fût d’autre que de couvrir nos ports de la Manche. Jamais elle ne s’était crue en meilleurs termes avec l’Allemagne, qui n’avait cessé de la flatter pour gagner le temps d’achever une flotte. Son peuple entier, ses ouvriers aux gros salaires, ses industriels, ses armateurs, ses financiers, son personnel politique, son Gouvernement étaient unanimes, malgré quelques prophètes inécoulés, à considérer la guerre comme une chose si horrible et si vaine