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d’un café du Quartier Latin, dans la compagnie d’une drôlesse trop piaffante pour ne pas venir de l’autre côté de l’eau. Quelques mois plus tard, il m’était apparu aux Champs-Elysées, un dimanche de courses, montant vers l’Arc de triomphe dans une victoria de louage, trop bien mis pour sa position, — je le savais employé dans une compagnie d’assurances, — et fumant un gros cigare avec une superbe désinvolture. Un soir de l’année suivante et à une première représentation, nous nous étions heurtés dans un couloir de théâtre. Sa face échauffée, ses propos loquaces révélaient un dîner arrosé copieusement. Il m’avait aussitôt, sur ma demande, donné des nouvelles des siens, avec la cordialité d’une demi-ivresse :

— Le patron ? m’avait-il dit en me parlant de son père. Il se défend... C’est maman qui ne va pas. Je ne les vois plus comme je voudrais. Ils habitent Versailles, et moi, avec mes occupations !... Je suis à la Bourse, maintenant. Si tu as besoin de quelques tuyaux pour des placements...

— Et Blaise ? avais-je interrogé.

— Ah ! Blaise !... Il est en Grèce maintenant, où il dessèche je ne sais quel lac. Nous ne nous écrivons pas. Entre nous, je suis un peu brouillé avec lui... Il ne comprend rien à Paris... Mais on sonne pour le second acte.

Le ton de sa voix pour me parler de l’ingénieur, et, là-dessus, cette hâte à rompre l’entretien, le démontraient trop : le malentendu entre les deux frères n’avait fait que s’envenimer. Pour quel motif ? Ces diverses rencontres à longs intervalles autorisaient un triste soupçon. L’employé d’assurances, devenu un courtier plus ou moins marron dans la basse coulisse, n’allait-il pas être, n’était-il pas déjà l’aventurier équivoque, le forban maquillé en viveur que les mauvais milieux, le goût du plaisir, le jeu et les filles, entraînent vite du désordre au vice et de l’expédient à l’escroquerie ? C’était cela sans doute qu’il appelait « comprendre Paris, » à l’indignation de Blaise, demeuré, lui, le travailleur probe et pauvre, qui veut que l’argent ne soit ni mal gagné ni mal dépensé.

De cette dégradation d’Amédée Marnat, j’avais eu un autre signe, bien longtemps après ces quelques mots échangés au théâtre. Il m’avait écrit pour m’emprunter de l’argent. Dans cette lettre, il avait eu l’audace de me parler d’une coûteuse maladie de son père. Et le hasard avait voulu que j’aperçusse.