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plus une âme sur ce monde désert. La bataille est déjà plus loin, là-bas, derrière cette ligne de collines, au delà de la crête pâle où se joue une débile lueur détrempée. On entend à peine par là quelques brefs jappements de canon. On a la sensation d’un subit recul de la guerre, d’une chose calmée, acquise, définitive, devenue en un jour de la très vieille histoire.

La forêt est également vide, tranquille. Est-ce là ce terrible morceau si longtemps imprenable ? On s’imaginerait quelque chose de sauvage, de profond, de barbare, et l’on trouve au contraire une forêt très claire, aux avenues bien tracées, faite pour la chasse et le cheval. Ce n’est pas non plus le carnage, le massacre de forêt, le déboisement féroce que donne en spectacle Verdun. C’est on ne sait quoi de moins dramatique et de plus saisissant, un squelette, un fantôme de bois, une apparence de taillis, mais sans vie, sans feuilles, sans un oiseau, sans aucun de ces frémissements qui composent la vie du monde végétal : tout est mort, brûlé, tué par le chlore et le soufre. Quoi de plus triste que ce faux hiver, ce glacial aspect de spectre empoisonné ?

Et à chaque pas dans cet étrange bois aérien et fossile, les traces de la minutieuse organisation allemande. La fourmi germanique était ici à son affaire : à chaque carrefour, des écriteaux, des cartes ; voici les rails en bois (amortissant le bruit) des Decauville de campagne ; voici les petites caves des abris à munitions, les batteries innombrables, quelques-unes avec leurs pièces toutes chargées ; les huttes des servants, dont la paille conserve encore l’empreinte des dormeurs, tous les indices d’une longue occupation perfectionnée à loisir et d’un déménagement à la hâte.

Mais dans un coin à l’écart, voici un petit groupe d’Allemands que leurs camarades n’ont pas pensé à réveiller : c’est un cimetière arrangé dans un goût sentimental et militaire, avec des alignements de tombes, des roses, des croix de pierre, des dalles soigneusement gravées : des Karl, des Otto, — pauvres diables, dupes et victimes, embarqués dans une mauvaise affaire ! On serait tenté de les plaindre. Mais mon compagnon, un Wallon, les dévisage avec sarcasme :

— Tout ce qu’ils garderont de Belgique ! dit-il.